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Pour parler de L’épi monstre, il faut d’abord à mon sens évoquer les conditions de réception ahurissantes du roman lors de sa publication. A l’âge de 21 ans, Nicolas Genka écrit son premier livre ; il est refusé par plusieurs éditeurs mais Christian Bourgois, alors directeur littéraire chez Julliard, accepte de le publier en 1961. Les critiques de l’époque sont dithyrambiques, Jean Cocteau lui décerne le prix Enfants terribles, et plusieurs écrivains reconnus (dont Nabokov et Pasolini) manifestent leur intérêt pour la traduction du roman dans leur pays d’origine… Pourtant
l’année d’après, L’épi monstre est frappé d’interdiction, au nom de la protection des mineurs. Cette censure incompréhensible et absurde – car l’ouvrage ne s’adresse évidemment pas à un jeune public – durera plus de quarante ans et ne sera levée qu’en 2005 (!)
Que nous raconte le livre ? une histoire d’amour incestueuse entre un père, Morfay, et ses deux filles, Mauda et Marceline. Quel en est le cadre ? un village de campagne peuplé d’ivrognes et de bouseux.
La langue de Genka est rocailleuse et brute, comme le monde paysan de son roman, mais elle est aussi infiniment poétique. Jamais l’expression "poésie en prose" n’aura eu tant d’échos à mes oreilles qu’avec ce roman là : chaque phrase se savoure tout en nous laissant en même temps rempli d’effroi et de nausée. Le livre est une beauté infernale qui nous laisse pantelant et le souffle coupé. Le thème de l’inceste est traité avec délicatesse et la violence qui explose à chaque page n’est jamais scabreuse mais toujours contenue pudiquement par l’écriture extrêmement belle et précise de l’auteur. C’est ce contraste là qui marque à jamais le lecteur et fait de L’Epi monstre un très grand roman, injustement oublié et qui nous revient avec d’autant plus de force et d’éclat.
"Wunderkind" est le premier livre que je lis de cette rentrée littéraire 2013 ; c’est aussi ma première grosse claque. Le texte est très court (il fait moins de 100 pages) et pourtant il m’a laissé vraiment une forte impression.
De quoi cela parle ? Le narrateur Konstantin est un adolescent de 15 ans, jeune pianiste prodige inscrit au Conservatoire de Sofia pour Enfants Prodiges. Nous sommes en 1987 et la Bulgarie est encore sous le joug du régime communiste. Les chapitres se succèdent comme des instantanés de la vie de Konstantin dans cette école, sans vraiment de fil rouge conducteur.
Pourquoi
c’est génial ? Grâce à l’écriture de l’auteur, « miroitante et viscérale [qui] déferle telle une symphonie, avec un piano à queue pour machine à écrire » (pour reprendre les mots de Patti Smith). Il faut lire ce roman comme une véritable partition et se laisser emporter par les descriptions virtuoses de Konstantin quand celui-ci parle de la musique. La plume impétueuse de Nikolai Grozni déborde d’un bouillonnement généreux et mobilise tous nos sens ; elle arrive à capturer pour nous l’émotion pourtant impalpable qui se joue à l’écoute des Préludes de Chopin, de la Vocalise de Rachmaninov, des Intermezzos de Brahms, etc. Et tout cela est proprement jubilatoire. L’importance accordée à la musique est d’autant plus renforcée qu’elle prend place dans le roman au sein d’une société qui étouffe sous le poids de l’ordre, de la censure et de la corruption exercée par le système soviétique. La musique apparaît ici comme un espace de liberté absolue qui étincelle d’autant plus face à cet environnement conformiste et hostile. Le contraste est vraiment saisissant.
Mais encore ? Il faut dire aussi dire quelques mots sur le narrateur de "Wunderkind". Figure typique de l’adolescence, Konstantin est en rébellion constante face au monde qui l’entoure, et plus particulièrement face à l’autorité sous toute ses formes : il méprise ses parents qu’il décrit comme "deux monstres qui conspiraient nuit et jour à broyer mon identité" (page 68) et avec lesquels il n’a plus de rapport ; élève indiscipliné, il s’oppose aussi à la direction de l’école et n’hésite pas à désobéir aux règles établies dans l’enceinte de l’établissement ; et bien évidemment, il se révolte ouvertement contre l’URSS et le régime communiste qui gangrène sa ville et son pays. C’est un enfant surdoué et plein de morgue car il est conscient de sa valeur, hypersensible et très intelligent. Cette personnalité complexe et captivante fait également tout le charme du roman.
Bref, vous l’aurez compris, ce livre est un vrai coup de cœur pour moi !
Avant d’ouvrir "Cercle" de Yannick Haenel, il faut accepter au préalable d’être bousculé en tant que lecteur, c’est-à-dire d’accepter de ne pas suivre une histoire linéaire avec des personnages bien campés, des péripéties classiques qui s’enchaînent les unes aux autres pour former une intrigue, etc. Au contraire, on entre ici dès les premières pages dans un espace littéraire à part entière où la description de ce qu’il se passe à moins d’importance que l’expérience de liberté vécue en tant que telle par le narrateur : une espèce de renaissance à la vie, une entrée dans l’univers de la jouissance et de l’éblouissement permise par la rupture avec un quotidien triste et monotone. Cette expérience est traduite dans des phrases lumineuses qui coulent en nous pour nous transporter littéralement dans une dimension non réelle mais poétique. Un livre dense, brillant, intelligent, ultra référencé, qui ne s’offre pas facilement mais qui mérite qu’on s’y accroche. Il a reçu le prix Décembre pour l’année 2007.
Ce roman est découpé en deux parties. La première, racontée du point de vue du fils Roy, décrit l’enfermement des deux personnages dans une cabane isolée sur île déserte au Sud de l’Alaska. L’écriture, concentrée sur les faits et sur de la nature sauvage de l’île, contribue pleinement à nous faire ressentir un sentiment de claustrophobie assez insupportable et rend bien l’atmosphère étouffante qui s’installe petit à petit. Inéluctable, on assiste à la dégradation progressive des relations entre deux êtres reliés par le sang mais pourtant étrangers l’un pour l’autre... Au milieu du livre, le récit bascule pour ouvrir une seconde partie où la voix du père, immature et lâche, prend le relais de celle du fils courageux. On suit alors le cheminement d’un esprit malade et égaré, proche de la folie, où les délires se mêlent à la réalité pour former un cauchemar éveillé insoutenable... Ce premier roman, époustouflant de maîtrise et d’une noirceur absolue met le lecteur KO. Il a reçu le prix Medicis étranger en 2010.
Je suis un vrai fan de Spirou et Fantasio - enfin, surtout les tomes de Franquin et de Fournier à vrai dire ; j’ai un peu déchanté à la reprise de Tome et Janry, à quelques exceptions près, et je ne parle même pas des épisodes de Morvan et Munuera ou de Nic et Cauvin... Et puis, les one-shot m’ont toujours laissé un goût amer, si l’on fait abstraction de celui fait par Emile Bravo, assez différent pourtant de la série principale. En même temps, j’aime bien la plupart des oeuvres de Lewis Trondheim... Tout cela pour dire que j’attendais cet album avec une certaine curiosité, mais avec une certaine méfiance aussi. Au final, je ne suis pas déçu de ma lecture : Lewis Trondheim et Fabrice Parme ont su trouver les ingrédients pour faire un "vrai" album hommage de Spirou et Fantasio, c’est-à-dire un grand récit d’aventure assez fantaisiste, avec le plein de rebondissements, un peu d’humour et les clins d’oeil nécessaires : on retrouve ainsi avec plaisir le comte de Champignac, mais également, de façon moins attendue, Sprschk, le savant atomiste fou dans Le Voyageur du Mésozoïque qui parle par équations. Le tout est assez réjouissant, même si le scénario connait quelques creux (au milieu et à la fin). Le dessin un peu "cartoon" colle bien à l’histoire. 3 étoiles !
Ce qui marque dans ce livre de prime abord, c’est son écriture très particulière froide, clinique, distanciée alors que le narrateur raconte un épisode tragique de sa vie : le vitriolage de sa mère par son père suite à une dispute entre les deux et le voyage qui s’ensuit pour tenter de reconstruire le visage de la mère… Ce ton distancié, presque détaché, participe pleinement à l’horreur qu’on peut ressentir en lisant l’histoire, et ce d’autant plus quand on apprend que le roman est autobiographique. Le récit s’appuie sur les évolutions successives de la figure abîmée, descriptions sublimes et terribles évoquant tour à tour la peinture, le labyrinthe, le territoire géologique et bien d’autres aspects… On suit aussi les errances du fils, rongé par le remords, se réfugiant dans l’alcool, complètement déboussolé par le geste de son père. Indéniablement, le roman le plus troublant de la rentrée littéraire 2011. Le livre en lui-même est superbe, avec une belle couverture (signée Lorenzo Mattotti), une belle mise en page et un poster offert ! Merci aux éditions Attila pour ce bel objet.
Après des livres très polémiques et à mon sens plutôt creux (dans le fond comme dans la forme), Michel Houellebecq nous revient plus assagi avec un roman assez réussi. Selon moi, l’intérêt de « La carte et le territoire » réside en grande partie dans la capacité dont fait preuve Houellebecq à croquer de manière cynique et désabusée le monde qui nous entoure. Au passage, il nous offre une belle réflexion sur l’art contemporain ainsi que sa réception critique. Certains moments sont hilarants (quand il met en scène des personnages réels par exemple, comme Beigbeder, Pernaut,
ou lui-même !) et la fin est très inattendue, caustique, un peu mégalomaniaque (toute la troisième partie).
Je suis moins convaincu en revanche lorsque Houellebecq se met à intégrer des « notices encyclopédiques » en plein milieu de sa narration. A ce petit jeu, d'autres auteurs (je pense à Perec notamment) s’en sortent beaucoup mieux que lui, avec une plus grande fluidité.
Avec "Popville", Anouck Boisrobert et Louis Rigaud nous offre un album pop-up fascinant et tellement sublime. Au fur et à mesure que les pages se tournent, on voit la ville se construire progressivement, se déployer aussi bien horizontalement que verticalement. D’abord, un clocher émerge autour de quelques arbres ; puis, des habitations et des usines viennent s’agglomérer autour de ce clocher, ainsi que des routes et des voies ferrées… On voit vraiment la métamorphose de la cité qui grandit vite et dévore l’espace, devient une mégalopole labyrinthique qui donne le vertige. On est en plein cœur du chantier ! L’album se termine sur un beau texte de Joy Sorman qui vient à point nommer pour mettre en récit ce que l’on vient de parcourir ; il fait écho en moi, en version miniature et très condensée, au magnifique roman "Naissance d’un pont" écrit par Maylis de Kérangal. A noter : Popville a été primé en 2009 au concours des plus beaux livres français. C’est mérité ! Courez vite vous procurer ce petit bijou !
L’histoire d’Elise Fontenaille, est simple et touchante, universelle : il s’agit d’un portrait fait par un enfant de son grand-père, Luis. Ce dernier ne sait ni lire ni écrire ; en revanche, il sait parler aux oiseaux, dessine comme personne, et possède un magnifique jardin dans lequel il plante et cultive avec succès des fleurs et des légumes. Et puis, il parle avec de drôles d’expressions aussi.
Les illustrations de Violeta Lopiz sont à couper le souffle et donne littéralement vie au jardin du grand-père. La jeune artiste utilise différentes couches de calques sur lesquels
elle peint différents détails à l’aide de couleurs vives : vert évidemment, mais aussi rouge, jaune, bleu... L’enchevêtrement de ces calques donne à voir toute la luxuriance de la Nature, autre personnage central de cet album Jeunesse. Avec toujours en toile de fond les visages calmes et tranquilles de Luis ou de son petit-fils.
Un livre doux, empreint de tendresse et de poésie, comme une déclaration d’amour pour tous les grands-pères ! Une formidable ode à l’échange riche et précieux entre les générations.
La lumière au bout du tunnel
Hubert Selby Junior écrit The Willow Tree (Le saule) en 1998, après n’avoir rien publié pendant trente ans. Ce silence éditorial fait de ce roman une œuvre à part dans la bibliographie de l’auteur culte américain, vraiment différente. Certes, on retrouve une histoire très noire et assez violente, qui souligne la noirceur de l’âme humaine, mettant en scène des désespérés qui luttent pour survivre, explosant le cliché du rêve américain et du self made man. Il suffit de lire la première scène – le vitriolage de Maria par quatre jeunes latinos – pour se convaincre que l’on est bien en terrain connu : pas de doutes, on lit bien du Selby Junior ! En revanche, la suite surprend et illumine tout le récit d’une douceur inattendue : aidé par Moishe, un vieil SDF, Bobby va se rendre compte petit à petit que la haine et le désir de vengeance qu’il éprouve envers les agresseurs de sa petite amie sont vains et le détruisent à petit feu… Pour la première fois chez Selby, la lumière est belle et bien au bout du tunnel. Un roman vraiment fort et bouleversant.