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Les discussions des voyageurs de toutes nationalités, les panneaux où viennent s'afficher les numéros de vol, les boutiques, les enseignes clignotantes, les annonces lumineuses, les bribes échangées par les personnels navigants ou au sol, les demandes affolées des passagers en transit, égarés dans le vaste aéroport : tel est le quotidien de la narratrice de ce roman, son environnement visuel et sonore, depuis qu'elle a élu domicile à Roissy.
Sans cesse en mouvement, toujours tirant derrière elle une petite valise, elle va d'un terminal à l'autre, engage des conversations, s'invente des vies, éternelle voyageuse qui pourtant ne montera jamais dans un de ces avions dont le spectacle l'apaise.
Passée maîtresse dans l'art de l'esquive, elle sait comment éviter les questions trop pressantes.
Cette femme sans domicile fixe, dont Tiffany Tavernier fait l'héroïne de son nouveau roman, est ce qu'il est convenu d'appeler une « indécelable ».
Arrivée à Roissy dans une grande confusion mentale, sans mémoire ni passé, elle a trouvé dans ce non lieu qui les englobe tous un cocon
protecteur. Au fil des jours, elle s'y est reconstruit une vie.
Les subterfuges qu'elle déploie pour rester propre et bien habillée, les rencontres incongrues, les épisodes cocasses – comme ces sangliers qui
ont envahi les pistes –, mais aussi les angoisses d'être repérée par les forces de l'ordre, elle les confie à Vlad, l'homme dont elle partage parfois
le matelas dans la galerie souterraine d'où lui ne sort jamais.
Instituant habitudes et rituels comme autant de remparts au désarroi qui souvent l'assaille, s'attachant aux lieux et aux êtres – notamment à
cet « homme au foulard » présent tous les jours, comme elle, à l'arrivée du vol Rio-Paris –, la femme sans nom fait corps avec l'immense aérogare.
Mais, bientôt, ce fragile équilibre est rompu.
Quand Vlad tombe très malade, la bulle de sécurité vole en éclats. Avec un art consommé de la
narration, Tiffany Tavernier nous entraîne alors sur les chemins d'une belle et difficile reconquête. Bouleversée par la relation qui se noue avec Luc,
« l'homme au foulard », celle qui lui dit se prénommer Anne va, petit à petit, apprendre à renoncer à son présent d'aéroport pour accepter qui elle est. Magnifique portrait de femme rendue à elle-même à la faveur des émotions qui la traversent, Roissy est un livre puissant, qui interroge l'infinie capacité de l'être humain à renaître à soi et au monde.
d'autres vies que la sienne.
« c'est mon problème, je ressens tout. Sans doute parce que, à l'instar des aveugles, qui développent un odorat extrème, j'ai, pour combler le vide en moi, développé une sensibilité rare aux choses de ce monde. » P35.
Sur quelle identité se fonder quand on n'a perdu la mémoire et qu'on se retrouve à errer jour et nuit à Roissy ? La narratrice de ce roman n'en possède aucune et s'en accommode en regardant les flux de voyageurs, le ballet des avions, comme fascinée par ce foisonnement d'histoires possibles qu'elle se raconte pour ne pas affronter la sienne... Des rencontres, une en particulier, vont ouvrir une brèche dans son amnésie ; en un sens ce roman est le récit d'un éveil, comme en suspens entre deux avions, jamais totalement accompli, et sa poésie irradie l'aube ténue qu'il dépeint. C'est aussi une métaphore de notre condition humaine, et son auteur s'y entend pour, en quelques tableaux, planter le décor qui constitue presqu'un personnage -l'aéroport, et faire varier les perspectives (la vision de Liam, l'un des ses « collègues » SDF, transparaissant dans ses écrits que corrige l'héroine, est à ce titre intéressante : issue d'un délire, elle n'en reste pas moins légitime...) autour d'un monde qui, s'il (semble) brise(r) parfois certaines destinées, nous offre toujours des occasions d'aimer.
Un très joli roman.