Il faut du courage pour s’attaquer à l’actualité brûlante, mais plus encore du talent pour ne pas tomber dans l’écueil de la médiatisation ou du phénoménal. Heureusement pour nous, Mathias Enard est un écrivain sensible et intelligent qui, s’il ose nous parler du monde contemporain, n’oublie pas pour autant l’humanité qui est derrière chaque évènement.
Son personnage narrateur, Lakhdar, est un jeune marocain un peu musulman et beaucoup épris de liberté. Pour avoir aimé charnellement sa cousine, il est mis à la rue par son père. La phrase vive et rythmée de Mathias
Enard porte ce récit sur les rives de la Méditerranée. Nous embarquons : quartier populaire et zone franche de Tanger, navette qui traverse chaque jour le détroit sans jamais que l’Europe ouvre ses portes à Lakhdar, Tunis, Algérisas, Barcelone. Là-bas, l’Europe est telle qu’elle se présente : inhospitalière, en crise, toute refermée sur elle-même, désespérante. Le jeune homme se fait le représentant de tous ces hommes piégés entre deux mondes, l’un qui les fait fuir et l’autre qui ne veut pas d’eux. La noyade de beaucoup dans les eaux méditerranéennes, plus qu’une réalité, en devient un symbole.
Dans le drame de la vie, l’adolescent se partage entre rêves et désillusions. Les livres deviennent peu à peu la clé de sa réussite modérée. Il devient libraire, puis employé d'une entreprise française de numérisation, il est hispanisant et francophile grâce aux livres… C’est un hymne romanesque au pouvoir de la lecture que partagent personnage, auteur et lecteur, tous trois venus de mondes différents et réunis le temps d’un livre.
Comme les langues qui se bousculent dans la bouche de Lakhdar, les voix s’entremêlent. Qui parle ? Le jeune immigré ou l’écrivain français arabophone vivant à Barcelone ? Venus de deux mondes différents, l’auteur et le personnage ont l’air de se connaître, de partager beaucoup sans pourtant avoir le même point de vue. Mathias Enard nous invente un Candide venu de l’autre côté du détroit, et le regard d’un Candide confronté à la vie n’est jamais aussi riche d’enseignement qu’aujourd’hui. On voit le monde tel qu’il est, ou du moins tel qu’il est vu. C’est un roman-tableau, qui évoque la violence du monde, mais aussi sa beauté et sa poésie, choses qui se cachent bien souvent derrière le macabre et le glauque et qui nous sont révélées par une confrontation intime à la misère humaine. Peuplé de références à l'actualité brûlante (révolutions arabes et leurs évolutions, assassinat de Ben Laden, mouvement espagnol des Indignés et des Okupas, tuerie de Toulouse, élections présidentielles françaises...), c’est aussi et surtout un cri lancé dans le vide : au lecteur de le saisir, de l’interroger et de le comprendre.
Gros coup de coeur !!
Difficile de résumer Rue des Voleurs, tant ce roman aborde de multiples sujets. On y découvre un Lakhdar fou de romans policiers, qui observe le monde et ses dérives sans jugement et qui nous fait découvrir le bel arabe littéraire ! Surpris par son père avec sa cousine, Lakhdar, jeune adolescent de Tanger, est chassé de la maison. Vagabond, puis libraire dans une boutique religieuse avant d'embarquer pour l'Espagne, il va là où le destin le mène. On y croise les thèmes de la radicalisation, de l'immigration, de l'amour, du choc des cultures et de la recherche d'identité. Lakhdar retrouve malgré lui ses espoirs confrontés à une société en crise entre les événements du Printemps arabe et la crise économique européenne. Mathias Énard nous sert ici un roman d'apprentissage désenchanté et foisonnant, un récit contemporain avec une force sublime. J'ai commencé ce livre sans pouvoir m'arrêter, en retenant mon souffle. C'est aussi le genre de livre qu'il est difficile de quitter... En un mot : une magnifique lecture !