En cours de chargement...
Si les écrivains parlent et écrivent beaucoup sur eux-mêmes, sur leur identité et sur leur conception de l'écriture, force est de constater qu'on les connaît en réalité très mal. Faute d'enquête solide et rigoureuse, on se contente souvent d'une vision commode et désincarnée de l'écrivain, tout entier consacré à la littérature, sa raison de vivre. C'est cette enquête qu'a conduite Bernard Lahire. Il en expose les résultats passionnants dans ce livre.
Il y montre que les écrivains forment une population tout à fait singulière : à la différence des ouvriers, des ingénieurs, des médecins ou des patrons, qui passent tout leur temps de travail dans un univers professionnel unique et tirent l'essentiel de leur revenu de ce travail, la grande majorité des écrivains vivent une situation de double vie. Amenés à cumuler activité littéraire et second métier, ils alternent en permanence temps de l'écriture et temps des activités professionnelles rémunératrices.
Il apparaît aussi que, parmi les écrivains, les plus grands professionnels d'un point de vue littéraire, c'est-à-dire ceux qui mettent le plus d'art dans ce qu'ils font, ont très peu de chance d'être les plus professionnels d'un point de vue économique, c'est-à-dire de vivre des seuls revenus de leurs publications. Une telle situation de double vie n'est ni nouvelle, ni occasionnelle. Elle est pluriséculaire et structurelle.
Et c'est à en comprendre les raisons et à en préciser les formes et les effets sur les écrivains et leurs ouvres que cet ouvrage est consacré. Il permet de construire une anthropologie des conditions pratiques d'exercice de la littérature. En " matérialisant " les écrivains, c'est-à-dire en mettant au jour leurs conditions d'existence sociales et économique, en particulier leur rapport au temps, il apparaît que ni les représentations que se font les écrivains de leur activité ni leurs ouvres ne sont détachables de ces différents aspects de la condition littéraire.
Fruit d'une longue enquête en profondeur, remarquablement documenté, ce livre exceptionnel à plus d'un titre, permet de pénétrer les aspects les plus concrets du travail de dizaines d'écrivains contemporains aussi divers que Patrick Drevet et Brigitte Giraud, Alain Gagnol et Marcelin Pleynet, Enzo Cormann et Nicole Avril, Charles Juliet, Marc Lambron, Yves Bichet, Annie Zadek et bien d'autres.
L’écrivain, un professionnel du livre
À partir d’une enquête menée auprès d’écrivains de toutes les régions de France, quels que soient leur secteur éditorial et leur notoriété, Bernard Lahire a dressé la sociologie des conditions pratiques de l’écrivain en vue de le « matérialiser ». Dans une société utilitariste, l’écrivain exerce une activité non rémunératrice et pourtant très chronophage : en fait, il est le seul acteur du système à ne pas être considéré comme « professionnel du livre ».
Les écrivains, partagés entre un « second métier » pour subvenir aux besoins matériels et une forte disposition à l’écriture, sont frustrés et mènent ce que Bernard Lahire nomme la « double vie ». Or, il apparaît dans les courtes notices biographiques des dictionnaires que l’existence des écrivains se réduit à leur appartenance à l’univers social spécifique de la littérature, sans que les conditions extérieures à l’écriture ne soient prises en compte. Pourtant celles-ci, qu’il s’agisse de répondre à une commande ou de préférer un genre plus rémunérateur qu’un autre, jouent un rôle essentiel dans le métier d’écrivain.
[...]
La difficulté de « vivre de sa plume », topoï de la littérature, témoigne d’un grand paradoxe : les écrivains, qui sont pourtant au cœur de la création, sont considérés comme les moins « professionnels » parce qu’ils sont le maillon de la chaîne du livre qui vit le moins de la création. Pour preuve, la répartition du prix du livre illustre ce paradoxe : l’auteur ne perçoit son droit d’auteur que si le livre se vend, tandis que les autres « professionnels » se rémunèrent quel que soit le succès rencontré auprès du public.
[...]
Gilles Maurice Dumoulin (sous les pseudonymes de G. Morris ou Vic Saint Val), définit explicitement son métier : « Prostitué(e)s, nous le sommes tous, auteurs de romans policiers, d’espionnage, d’action, d’anticipation, de suspense, puisque nous devons pour nous vendre, flatter les goûts de notre clientèle. »
Quel est ce second métier ? La plupart des écrivains exercent un métier dans le monde littéraire mais hors jeu littéraire, comme éditeur, directeur littéraire, correcteur, traducteur, responsable de revue ou attachés de presse, ou bien travaillent dans l’enseignement ou le journalisme.
Toutefois, la « double vie » s’accompagne souvent d’une certaine précarité. Si Henry Murger considérait la Bohème comme le stage de la vie artistique, ou de toute la vie comme le souligne justement Bernard Lahire, car la Bohème se transforme en précarité si l’écrivain souhaite vivre de sa plume. La situation instable et le manque de certitudes quant aux revenus posent problème en cas de maladie, de décès, de retraite, de chômage…
Lisez la suite de la critique sur mon blog :
http://bibliolingus.over-blog.fr/article-la-condition-litteraire-bernard-lahire-115797177.html