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Voilà un bon siècle que le Père Ubu a lancé son Merdre retentissant et inaugural. Merdre qui est d'abord celui de Jarry élève du lycée de Rennes à l'adresse de monsieur Hébert, son professeur de physique, « tout le grotesque qui est au monde » ; merdreénorme lancéà tous les petits monarques du Savoir et du Pouvoir (militaire, économique, politique, religieux, etc.) qui se jettent dans le siècle armés de nouvelles techniques de prolifération verbale, et dont le Père Ubu est le reflet à peine déformé.
Merdreà leur langue surtout, à la langue comme instrument de pouvoir par lequel s'exprime le Schwergeist- l'esprit de lourdeur - de l'époque moderne condamné par Nietzsche avant de sombrer.
Malgré les échecs -à trois reprises il rate le concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure, échouant donc à rejoindre le monde de ses maîtres -, Jarry ne sombre pas, peut-être par sa capacitéà ne pas se détourner de la foule pour se réfugier en Haute-Engadine, mais au contraire à l'affronter et à lui dire la vérité que représente Ubu sous ses dehors les plus grotesques. Parole de vérité qu'expérimente Jarry à travers son extravagance littéraire, mais aussi et peut-être surtout une vie hors normes.
Merdreà monsieur Hébert, merdreà la physique, merdreà la physique du langage et à sa dynamique folle régnant sur les esprits pour mener le monde aux désastres les plus divers.
Le théâtre est l'espace unique où est moquée l'absurde impudeur verbale qui anime le réel le plus moderne et le déborde à travers de nouvelles inventions démultipliant ses effets. Le Père Ubu est gros, lourd de toute sa langue, de tous ses mots, et c'est cette lourdeur grotesque - puante : Ubu ne se lave jamais - que Jarry met lui-même en scène au Théâtre de l'oeuvre où a lieu la Première un jour de décembre 1896.
Cette Première se répète à chaque nouvelle mise en scène d'Ubu roi, qu'on associe à chaque fois avec l'un de « nos » grotesques à la tête de l'Etat, nouveau roi de Pologne à la place du roi de Pologne. Cette Première d'Ubu ne doit pas cesser, notamment à travers nos relectures.
Un siècle plus tard, nous sommes toujours les contemporains d'Alfred Jarry par la prolifération universelle des Pères Ubu parlant et parlant au nom des idéaux les plus divers (la Démocratie, l'Entreprise, la Raison, la Sécurité- que sais-je encore, la liste est longue) au moyen desquels ils affirment leur gros et gras pouvoir de langage.
Face à cette prolifération, l'implosion de la parole autoritaire à laquelle nous invite Jarry avec Ubu roi, puis avec le docteur Faustroll ou le Surmâle parmi ses autres inventions, ne peut qu'être un vrai plaisir de lecture, par la formidable démonstration de liberté qu'elle représente face à la puissance grotesque du monde.
Laurent Margantin, (Lien -> http://www.oeuvresouvertes.net)