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C’est le hasard qui est à l’origine du déclic. Lorsqu’elle apprend qu’une île dénommée Jean Charles comme son père vieillissant est menacée de disparition par la montée des eaux en Louisiane, l’auteur réalise qu’il ne sera bientôt plus temps, si elle ne se hâte, de percer les mystères de cette terre inconnue qu’est toujours resté ce père, un homme syllogomane sans passé ni souvenirs, dont le déroutant héritage semble tout entier tenir dans son atelier d’artiste et sa sidérante accumulation d’objets, autant de vestiges de la vie des autres dont il faisait son
matériau artistique mais qui posent la question de quel vide ils ont comblé et de ce qui se cache sous cette face émergée de l’iceberg.
Alors, avec le sentiment qu’il ne sera « pas plus facile de décrire [s]on propre père que [l]es explorateurs suédois du XIXe siècle », disparus au pôle Nord, à qui elle a consacré son livre Un monde sans rivage, elle entreprend une enquête intime, toute de patience et de délicatesse, s’efforçant de « recueillir [ce] que, peut-être, il finira par dire » et espérant « le faire émerger à l’aide de ces petites brosses qu’utilisent les archéologues, pour ne pas l’abîmer. » Ce père qui n’a pour parler de lui que les objets qu’il a entassés, aussi illisibles aux yeux des siens que le contenu d’une « capsule temporelle » qu’il leur aurait léguée « avant même que le temps soit passé », sait-il seulement sonder lui-même les profondeurs secrètes de l’oubli qui lui tient lieu de refuge ? Ou ne restera-t-il irrémédiablement à sa fille que l’archipel de signes affleurant à la surface ?
Rares sont les livres à vous éblouir comme ici à chaque ligne, la finesse d’observation et d’analyse n’ayant d’égale que la magnificence de l’écriture. Que d’amour et d’intelligence dans ce texte bouleversant de retenue, et quelle splendeur que cette plume capable d’emmener l’admiration du lecteur de sommet en sommet de la première à la dernière page. Pendant que l’insondabilité de l’énigme paternelle et la conscience du peu de temps qui reste ne rendent que plus bouleversants les efforts éperdus et bientôt résignés de la fille et du père pour se rejoindre, Hélène Gaudy transcende les mots pour en faire sans le dire l’étoffe-même d’une affection filiale aussi irréductible que pudique, tout en multipliant les réflexions toutes plus justes et plus belles les unes que les autres sur la filiation, le passage de la vie et l’écriture.
Dans la première sélection du Goncourt, ce livre exceptionnel a toutes les chances de faire partie des favoris, si ce n’est de devenir LE favori. Au-delà du coup de coeur.
Dans cette campagne française d’autrefois ravagée par les pluies et les hivers glaciaux, la famine et les épidémies, le tout sous le joug impitoyable et brutal du servage – pourquoi pas durant le Grand Hiver 1709 dans le Morvan cher à l’auteur ? –, l’ordre pyramidal du monde féodal semble immuable, les gueux écrasés par l’impôt et l’arbitraire d’un pouvoir sans limite si tant est qu’il leur arrive de survivre aux conditions extrêmes qui les réduisent à l’état d’êtres « rachitiques, minuscules et fripés », usés et sans espoir. Pourtant, si les hommes « se
plient [et] s’habituent à tout [parce qu’]ils ne veulent pas mourir », la révolte finit souvent par venir des femmes, « prêtes à donner leur sang pour leurs enfants ». Ainsi adviendra-t-il dans cette histoire que son imprécision de lieu et d’époque, comme ces contes commençant par « il était une fois », pare d’une tonalité universelle et atemporelle.
Isolé sur un pan de terre ingrate par le Basilic, un fleuve au nom de reptile légendaire, démoniaque et mortel, le hameau des Montées ne compte que trois minuscules et misérables fermes, comme toutes celles de la région la propriété du seigneur d’Ambroisie, nom encore une fois mythologique évocateur d’onction divine. Menés par le goût du sang, les hommes du château, qui, lorsqu’ils ne guerroient pas, aiment à chasser aussi bien serfs que cerfs aventurés hors de leurs tanières, saignent si bien leurs paysans dans tous les sens du terme que, sur leurs terres exsangues, l’on meurt aussi bien de faim, de froid et de maladie, que de la terreur meurtrière qu’ils y font régner. Adultes et enfants y triment du lever au coucher, avec pour seul prix de leurs efforts l’épuisement qui leur permettra peut-être d’échapper encore un peu à la mort qui décime silencieusement leurs rangs. Pas « le droit d’être chagrin », juste « les coups et l’entêtement à [se] redresser pour [se] rendre forts ». « Obligés d’être invulnérables, de refouler peurs et désespoirs au fond des ventres, [ils] crèv[ent] du manque d’amour ».
C’est alors que, « fille de faim » condamnée à l’errance sauvage par les siens « crevés des famines », une enfant se laisse attraper aux Montées alors qu’elle venait y voler quelque rognure perdue. Prise sous l’aile des femmes promptes à défendre et aimer une de leurs semblables dans le monde sec et sans âme de leurs hommes et fils endurcis, la fillette grandira, pleine de courage mais aussi la rage au coeur, menant irrémédiablement les habitants des Montées au drame qui fera exploser leur vie en même temps que leur soumission ancestrale. La bascule du récit interviendra en son milieu, en une surprise narrative des plus réussies et originales.
Une fois de plus, Sandrine Collette réussit à nous tenir dans le poing d’une narration tout en force et en intensité, tendue et rythmée par l’affrontement entre humanité et sauvagerie, que ce soit celle des hommes entre eux ou des hommes face à une nature puissamment âpre et impérieuse, aux débordements dévastateurs. Ce sont encore les liens familiaux qui sous-tendent la lutte pour la survie dans l’ébranlement d’un monde condamné à terme à l’écroulement. Terriblement noir et pourtant lumineux dans son combat entre tendresse et cruauté, injustice et liberté, c’est aussi un livre poétique d’une grande beauté, sur la survenance, à force de douleur et de rage, de l’étincelle qui finira par mettre le feu aux ténèbres, annonçant l’aube d’un monde nouveau et plein d’espoir. Coup de coeur. (5/5)
Alors que se remettant d’un cancer du sang, Thomas Snégaroff s’interroge sur son histoire et sur celle, trouée de silences, de sa famille, le voilà qui, s’acharnant sur le tiroir resté longtemps bloqué du bureau hérité de son arrière-grand-père imprimeur, y découvre des dessins signés François Angiboult, nom de peintre de la baronne d’Oettingen. L’historien qu’il est s’empresse d’enquêter, se plonge dans le Montparnasse de la Belle Epoque et, fasciné par la personnalité de cette Hélène d’Oettingen qui côtoya les plus grands artistes de son temps en tant que
muse et mécène, mais aussi comme peintre, poète et écrivain sous différents pseudos, laisse libre champ à son imagination pour la faire revivre dans une œuvre de fiction.
Née en Russie d’un père inconnu et d’une comtesse polonaise, la jeune Hélène divorce sitôt mariée du Baron d’Oettingen dont elle conserve le titre et, attirée comme un papillon par les lumières de Paris, s’empresse de venir s’y installer en compagnie de son cousin Serge Férat, un peintre qu’elle fait passer pour son frère. Très fortunés, ils deviennent les mécènes du foisonnant Paris artistique de la Belle Epoque. Bientôt se pressent dans les salons d’Hélène tout ceux qui comptent dans l’art moderne, en tête desquels et parmi tant d’autres, Apollinaire et Picasso, pendant que, tâtant elle-même, non sans succès, de la peinture et de l’écriture, elle s’impose comme une figure aussi solaire que fantasque, aux mœurs résolument émancipées et aux humeurs toujours excessives, les emportements de son âme slave ne se départissant jamais d’une irrépressible et profonde mélancolie. Mais surviennent la révolution russe et la Grande Guerre. Sa fortune sous séquestre et ses amis artistes en partie décimés, la baronne ne survivra plus qu’en vendant peu à peu ses biens et ses tableaux, pour s’éteindre dans le dénuement et l’amertume en plein mitan du XXe siècle.
Aussi multiple que ses pseudos, difficile à cerner tant elle cultiva sa liberté et son propre mythe – ses autobiographies sont le strict reflet de son inventivité –, toujours extrême et passionnée, elle fournit au romancier l’étoffe d’un personnage d’exception en même temps que le cadre fabuleux d’un monde effervescent, peuplé des plus grands noms de l’art de son siècle. Et si l’ensemble, touffu jusqu’à risquer d’effriter l’attention du lecteur dans le tourbillon des détails et des personnalités rencontrées, perd un peu de son élan romanesque dans ses aspects les plus documentaires, l’on reste fasciné par ce portrait flamboyant et par ce destin traversé par tant d’immenses figures artistiques. Il est heureux qu’un tiroir décoincé lui ait permis de sortir de l’oubli !
Pour protéger sa fille Lucie de son mari violent, Eva a choisi pour refuge secret une maison totalement coupée du monde, nichée au plus creux des marais camarguais. Leur voisin le plus proche, Serge, mène lui aussi une vie retirée, sa solitude seulement rompue par l’écoute en continu de la radio. Le trio vient à peine de faire connaissance que commence à travers la planète une série d’étranges et bientôt calamiteux phénomènes, un cycle de rêves collectifs touchant tous les enfants de la Terre à mesure de l’avancement des fuseaux horaires et qui, semblant singer les dix plaies
d’Egypte, s’avère le moyen qu’a trouvé la nature en colère pour communiquer avec l’humanité et lui faire comprendre qu’elle court à sa perte.
« Je » pour Eva, « tu » pour Serge habitué à soliloquer, « il » pour le père rendu fou furieux par la fuite de sa femme avec leur fille, « nous » pour le collectif des enfants et enfin un texte en italique pour la radio : ce sont cinq fils narratifs qui, entrecroisant les points de vue dissociés d’acteurs convergeant pourtant tous vers le même sombre destin planétaire, forment avec audace et originalité la trame de ce roman, comme les précédents de l’auteur un conte plein d’imagination et de poésie, qui, entre songe et réalité, use du réalisme magique pour évoquer symboliquement, d’un côté, l’inconséquence et la violence des hommes à l’égard de leur environnement aussi bien que des plus faibles, de l’autre, le désabusement et la colère des esprits de la nature. Plus question pour ces derniers, en référence à un vers de Baudelaire, de laisser ces diables d’hommes dormir leur sommeil de brutes : il n’est que temps de les rappeler, par quelque cruelle leçon, à la conscience de leur vulnérabilité, pour les contraindre à réagir avant qu’il ne soit trop tard.
Plus déconcertant et d’une beauté de langue moins saisissante que l’envoûtant La terre qui penche, ce nouvel ouvrage de Carole Martinez n’en finit pas moins, le temps pour le lecteur de s’abandonner à sa fantaisie surnaturelle, par imposer le charme d’une narration définitivement addictive, à la fois poétique, effrayante et cruelle, et comme traditionnellement les contes, porteuse d’un sens allégorique. Tandis que les nouvelles craintes apocalyptiques contemporaines y ravivent les grandes peurs ancestrales et leurs échos bibliques, le roman semble d’une certaine façon tremper ses lignes dans le courant très actuel du nouvel animisme, quand, après avoir longtemps méprisé les lois du vivant si centrales dans d’autres cultures pour lui préférer le modernisme occidental, l’homme se retrouve à devoir remiser son hubris pour reconsidérer ses liens avec la nature. Abordant tous ces thèmes sous l’angle du rêve chamanique, l’auteur ouvre les portes de l’enfance pour, à travers Julia et ses efforts de reprise de contrôle sur ses songes, une représentation des plus originales, rehaussée par l’écrin de nature sauvage de la Camargue, de la ligne de crête où l’humanité vacille aujourd’hui, consciente que la bascule sera bientôt irrémédiable.
Fabuleusement onirique, ce dernier ouvrage s’inscrit pleinement dans la veine de ces contes imagés et flamboyants dont Carole Martinez a le secret et qui, pour vous désarçonner possiblement, ne vous en charment pas moins de leur magie poétique et addictive.
Arctique solaire est le fruit d’une rencontre, au travers d’un tableau, Fjäll – studie från Nordlandet (Montagnes - étude du pays du Nord), exposé au musée d’art moderne de Stockholm. Aimantée par l’oeuvre en même temps qu’intriguée par les éléments biographiques repris dans son cartouche de présentation, Sophie Van der Linden a aussitôt décidé d’écrire sur l’artiste suédoise Anna Boberg, non pas une biographie, mais une œuvre romanesque habitée par la personnalité et par la passion créatrice de cette femme étonnante.
Issue de la haute bourgeoisie suédoise
et épouse du grand architecte Ferdinand Boberg, Anna est au début du XXe siècle créatrice d’art décoratif. Lui bâtit, elle décore. Comme elle raffole des îles Lofoten, un archipel en mer de Norvège, au nord du cercle polaire, il lui a construit une cabane où elle vient chaque hiver, la plupart du temps seule, peindre à satiété les subtiles variations de la lumière autour des montagnes et des fjords pris par la neige et la glace, parfois sous la gloire d’imprévisibles et spectaculaires aurores boréales. Bravant les conditions glaciales dans ses peaux de phoque, la très convenable et respectable Suédoise se mue ainsi trente-trois hivers de suite, et jusqu’à celui qui précède sa mort en 1935, en ermite sauvagement dépenaillée, tout entière à la capture des « vibrantes oscillations chromatiques » qui la mettent au défi de parvenir à « peindre du blanc qui ne soit pas l’absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière ».
Sans formation à la peinture et donc sans armes face « aux couleurs, aux variations, à la matière brute » qui font l’unicité des Lofoten, c’est loin de tout académisme, dans un incertain mais inventif travail de recherche, qu’Anna se collette aussi bien avec les éléments et les intempéries qu’avec l’évanescence de paysages échappant à leur capture picturale. Son obsession créatrice répond à « un appel tenace », « celui du sens profond qu[‘elle a] trouvé dans la peinture de ce territoire indocile », et dont l’urgence la pousse à tout quitter, mari, amour, confort, le temps d’un assouvissement saisonnier. Elle travaille dehors, dans un froid et des conditions dantesques, attaquant ses esquisses directement à la peinture, les rehaussant ensuite parfois de tracés au fusain en une technique singulière et inédite où se mêlent des influences impressionnistes.
Est-ce en raison de l’époque qui n’admet les femmes dans les salons de peinture qu’avec « de mignonnes et inoffensives compositions florales » et certainement pas « avec des paysages abrupts qui supposent qu’on se soit confronté, harnaché de peaux d’animaux, à leur nature hostile » ? Mieux accueillie à Paris et à Rome qu’à Stockholm où elle demeure plus controversée, elle acquiert de son vivant une certaine notoriété avant de disparaître sans postérité, contrairement à son mari aux œuvres monumentales toujours très en vue en Suède. Ecrit à la première personne et adressé au cher et tendre Ferdinand, le récit se fait l’écho d’une détermination hors norme pour espérer exister en tant qu’artiste à part entière, et non dans la seule ombre d’un mari attirant toute la lumière. Fallait-il donc l’aimer, ce « geste de peindre non pas un paysage mais dans ce paysage, dans un territoire vierge de représentation [à] constamment inventer dans des efforts démesurés », pour préférer rester sans enfant et se transformer en ermite de l’Arctique plusieurs mois par an ? Fallait-il donc aussi qu’il comble un puissant manque, de beauté, de liberté et d’accomplissement, pour exalter une telle passion artistique ?
Bref et intense, le récit qui, tout en nous imprégnant de l’âpre splendeur et des lumières changeantes des paysages arctiques, nous fait partager les réminiscences, les doutes et les émerveillements de l’artiste septuagénaire lors de ce qu’elle ignore encore son dernier séjour aux Lofoten, dessine une très crédible incarnation romanesque, partagée entre art et amour, de cette femme peintre oubliée. Une très belle occasion de lui rendre justice en découvrant son œuvre, si singulière et fascinante. Coup de coeur.
L’année de ses seize ans en 1983, bravant la réprobation de ses parents – l’actrice Liv Ullmann et le cinéaste Ingmar Bergman –, l’auteur rejoint à Paris le photographe de Vogue qui, l’ayant croisée dans un ascenseur new-yorkais, lui a aussitôt promis, du haut de sa célébrité et de ses trente ans de plus, de la propulser top modèle. La nuit de son arrivée, seule et perdue après avoir égaré l’adresse de son hôtel, l’adolescente se retrouve illico dans le lit de cet homme. Désormais âgée de cinquante-sept ans et depuis des années la proie d’épisodes dépressifs,
elle s’efforce, dans une narration à petits pas prudents tournant en cercles de plus en plus serrés autour de l’écharde de son souvenir, de revenir au plus près de l’impact qui n’en finit pas de propager dans sa vie son onde honteuse et sournoise.
« Tout ce sur quoi j’écris au fil de ces pages, ce qui s’est déroulé avant et après la photo qu’a prise de moi A, se compose principalement d’oubli, de la même manière que le corps se compose principalement d’eau. Ce dont je ne me souviens pas, qui ne jaillit que sous la forme de rêves, de pressentiments ou de douleurs, ne peut pas être écrit, même s’il doit pourtant l’être. »
Il doit l’être, parce que, si A a sans doute tout oublié de ce qui ne fut pour lui qu’un acte sans conséquence, aussi banal que de se sustenter quand on a faim, cette nuit parisienne que l’auteur refoule dans sa mémoire, autrefois avec une rage décuplée par la honte, aujourd’hui dans la conscience angoissée des ravages que cet enfouissement perpétue dans sa vie, est un trou noir, une zone blanche, qui ne cesse de siphonner son être. Jusqu’ici jamais formalisé par écrit, ce qui lui est arrivé la hante de ses fantômes d’autant plus invasifs et pernicieux que justement laissés à vagabonder dans son inconscient. Un temps tombée dans l’alcool, sapée par les récidives de la dépression et de ce qui évoque un trouble de dépersonnalisation trahissant la profondeur du traumatisme, sa vie est un disque secrètement rayé qui tourne dans le vide de l’angoisse et du doute creusé entre non-dit, déni et sentiment d’irréalité.
« Peut-être vaudrait-il mieux, pour votre bien, que vous n’écriviez pas en ce moment où vous allez si mal », lui a dit une psychologue, la renvoyant insupportablement au rang de « toutes [c]es femmes enfermées, aliénées, déprimées, effrayées au fil des siècles à qui on a prescrit une cure de non-expression, de non-écriture, de non-divulgation-de-la-fureur-et-du-désespoir. » Etape essentielle dans un cheminement post-traumatique entravé par le silence, le livre fait en vérité penser aux tentatives d’un oiseau englué pour reprendre son vol, aux efforts d’un animal qui, pris dans les phares d’une voiture, lutte contre l’éblouissement qui le paralyse. Linn Ullmann n’écrit pas par colère, ni pour demander des comptes, mais pour tenter, en une exploration presque clinique - toujours marquée par le doute et l’incertitude - des faits, de ses ressentis et réactions, enfin des impacts psychologiques qui la meurtrissent, de recomposer une vie et une personnalité réduites en miettes.
Aussi bouleversant qu’édifiant, ce récit à tâtons, fragmenté et noyé d’indécision, est un témoignage fort, profondément sincère et tout à fait impressionnant. De l’ambiguïté floutant aisément les notions d’emprise et de consentement aux infinis retentissements du traumatisme refoulé : après cette lecture, nul ne pourra plus dire qu’il ne se doutait pas et, comme A, hausser les épaules en traitant sa victime de « pleurnicheuse de merde ».
Petite commune de la Costa da Morte en Galice, Xaxebe est « l’endroit d’Europe où le soleil se couche en dernier, l’ultime point du continent qui demeure éclairé. » C’est là aussi que « plus de bateaux ont sombré que sur toutes les côtes d’Espagne réunies », « les cadavres d’infortunés pêcheurs si fréquemment rejetés sur la rive que les journaux locaux relatent l’événement sans le commenter ou presque ». Mais, pour Mai Lavinia, débarquée ici de nulle part en 1993 avec pour seuls bagages son silence sur son passé et Yulia, sa toute petite fille de deux ans, Xaxebe
aura au final surtout été, comme souvent les villages, un lieu doté de « cette faculté de produire une atmosphère dans laquelle personne, excepté celui qui y vit, ne parvient à respirer. »
« Aura été », parce que cela fait maintenant vingt-cinq ans, soit trois années à peine après son apparition à Xaxebe, que Mai s’y est suicidée, sa mémoire continuant « à habiter les gens de l’intérieur comme un ver solitaire, dévorant tout ». Vite devenue la figure de proue, belle et fantasque, de la bande de jeunes du village, la juvénile mère de dix-sept ans n’avait pas tardé à épouser l’un d’entre eux, Santi, le fils d’un notable, tombé sous le charme. Le jour-même de la noce, sans que l’on en retrouvât jamais la moindre trace, l’enfant Yulia disparaissait, vraisemblablement kidnappée, plongeant Mai dans un désespoir auquel elle ne devait survivre qu’une poignée de saisons, et laissant le pays tout entier en proie aux plus folles conjectures.
Cette affaire demeurée un mystère, serait-il possible de l’élucider un quart de siècle plus tard ? Une journaliste a en tout cas décidé de lui consacrer un documentaire et débarque à son tour à Xaxebe, flanquée, dans le rôle de fixeur, d’un protagoniste de l’époque, Nico, par ailleurs notre narrateur, très vite aussi troublé par l’exhumation de ses souvenirs que ses anciens amis interviewés. C’est que, s’assemblant peu à peu au travers des filtres du temps et des subjectivités et révélant à quel point chacun était toujours resté discret sur ses propres bribes de vérité en préférant laisser enfler les rumeurs, les pièces du puzzle commencent à recomposer une histoire qui, avec tous ses flous, parle autant d’une femme dont l’aura et le mystère ont suscité tous les fantasmes que des inerties et renonciations d’un village et de sa jeunesse d'alors, désormais rattrapés par une nostalgie teintée de mauvaise conscience.
Nimbée d’un vrai suspense mais non exempte d’un certain degré d’improbabilité, notamment en ce qui concerne la surprise finale, cette histoire trouve son plus grand intérêt, non pas tant dans le cold case et sa résolution, que dans l’atmosphère d’un village troublé dans sa terne routine par l’irruption aussi attirante que dérangeante d’un personnage hors norme. Insaisissable et secrète, Mai a, dans ce lieu endormi, le charme de l’inconnu et du mystère, très proche du trouble de l’interdit. Et puis, il y a en ces pages le parfum de plus en plus obsédant de la nostalgie, la conscience d’un temps écoulé oblitérant la mémoire et rendant peut-être illusoire la recherche d’une vérité devenue caléidoscopique, aussi diverse et mouvante que les souvenirs subjectifs des uns et des autres. C’est cette réflexion, à la fois sur les perceptions individuelles d’une même réalité, puis sur le travail tout aussi déformant de la mémoire, qui rend si captivant ce roman par ailleurs enraciné dans une Galice au temps solaire fort symboliquement décalé par rapport au reste du continent européen.
Un livre au charme triste et étrange, sur nos subjectivités et le travail de corrosion du temps sur la mémoire, que l’on parcourt suspendu au fil fragile de son mystère.
Ancien épicentre du mouvement hippie et pas encore capitale de la high-tech, la San Francisco du milieu des années 1980 est au creux de la vague quand Eulabee la narratrice et ses amies Maria Fabiola, Julia et Faith, alors entre treize et quatorze ans, se retrouvent elles aussi dans ce ressac entre deux rivages qu’est l’adolescence. Jusqu’ici inséparable, le quatuor vit sa première dissension lorsque Maria Fabiola, devenue, à la faveur d’une puberté plus précoce, l’incarnation de tous les fantasmes à Spragg, la chic école privée pour filles de leur quartier huppé de Sea Cliff,
se mue peu à peu en reine narcissique et affabulatrice. Pour avoir pris ses distances avec les mensonges de son amie, Eulabee fait les frais d’un ostracisme général au collège. C’est alors que la disparition de Maria Fabiola, « héritière d’un célèbre empire du sucre », fait croire à son enlèvement.
Autant portrait d’une ville que regard sur l‘adolescence, ce roman, aussi captivant que le polar qu’il n’est pas, possède un charme fou, tant la narration à hauteur d’adolescente, dans l’atmosphère tristement décadente d’un quartier passé de mode où se draper dans un prestige fané n’empêche pas toujours les adultes de se suicider, s’avère piquante et savoureuse, tandis que, vibrant du sarcasme né de la rage, elle aligne les ridicules du monde alentour. A l’âge où l’enfance se dessille et découvre les faiblesses des adultes, quelle n’est pas en plus la stupeur d'Eulabee de voir germer en son amie, depuis toujours comme un double d’elle-même, un nouvel être à la fois fascinant, traître et menteur, n’hésitant pas à l’éjecter de son monde pour mieux en devenir le centre.
Après la tourmente et le désastre de ces quelques mois d’adolescence, la narration saute directement et brièvement à 2019, le temps d’une rencontre de hasard entre une Eulabee et une Maria Fabiola parvenues à l’âge mûr, et comme si entre temps rien d’autre ne s’était passé qu’une invisible parenthèse. Ces quelques pages suffisent à nous laisser combler cette ellipse de l’évolution pathologique d’une Maria Fabiola cachant mal le vide intérieur révélé par sa mythomanie. Semblable au délicat passage entre les deux plages de Sea Cliff que seuls parviennent à négocier ceux respectant un chronométrage précis à marée basse, l’adolescence est une traversée que l’on n’effectue pas toujours sauf.
Un roman d’atmosphère subtil et addictif qui, faisant la part belle à une ville et à une époque que l’auteur connaît bien, joue des situations de transition, notamment adolescente, pour explorer le thème des fantasmes et du mensonge. Coup de coeur.
En 2015 à Chillicothe dans l’Ohio, la disparition jamais élucidée de six femmes, toutes des prostituées junkies, dont quatre retrouvées mortes dans un cours d’eau, faisait courir la rumeur d’un tueur en série négligé par la police en raison du piètre statut des victimes. L’une d’elles ayant fréquenté la même école que Tiffany McDaniel, l’auteur leur rend hommage dans un roman entre ombre et lumière, aussi noir que somptueusement onirique.
Tout à leurs rêves d’enfants, les deux petites jumelles Arc et Daffy n’en sont pas moins confrontées à de bien dures réalités.
Depuis qu’une overdose a emporté leur père, les « johns », autrement dit les michetons, seuls moyens pour leur mère et leur tante à la dérive de financer leur dépendance à l’héroïne, défilent à la maison, égarant parfois leur convoitise jusqu’aux fillettes. Leur grand-mère leur ayant appris à raccommoder le « côté sauvage » de l’existence comme l’on rentre les bouts de fils au revers d’une couverture au crochet, elles parviennent toutefois, à force de fantaisie et d’imagination, à retourner la vilaine face du monde pour en fantasmer une plus jolie version.
Elles conserveront cette habitude leur vie durant, bien après la mort de « mamie Milkweed », et même quand, désormais de jeunes femmes, la réalité sordide s’avérant de plus en plus difficile à conjurer, elles se seront elles aussi mises à chercher dans la drogue une nouvelle forme d’évasion. Comme leurs amies reines le temps d’un shoot mais bien vite rendues aux inextricables ténèbres de leur milieu d’origine, elles essaieront jusqu’au bout d’oublier la violence, la déchéance et la peur, surtout lorsque la rivière commencera à les voir flotter une par une dans ses eaux, mortes assassinées, sans que cela émeuve grand monde. De toute façon, Arc le sait depuis ses onze ans et son enfance abusée : « à qui pouvez-vous dénoncer les démons quand les démons sont ceux-là mêmes à qui vous allez les dénoncer ? »
D’un réalisme du noir le plus épais pour autant exempt de misérabilisme, ce roman social inspiré d’un sauvage fait divers s’illumine d’une langue tout en poésie, opposant à l’horrible crudité des faits une fantaisie enfantine pleine de fraîcheur, relayée par une sagesse merveilleusement imagée. Celle d’abord d’une grand-mère tâchant de préserver ses petites-filles avec le peu de moyens dont elle dispose, faite sienne ensuite par Arc la narratrice, d’autant plus touchante d’humanité et de dignité qu’elle n’a que cela comme bouclier face au déterminisme social et toutes les catastrophes qu’il lui réserve. Lorsque l’on naît au fond du trou, il est très difficile d’échapper aux pierres que la vie jette.
Après Betty et L’été où tout a fondu, Tiffany McDaniel tire de son Ohio natal une nouvelle tragédie sociale, reflet d’une réalité cruelle qu’elle investit avec plus de flamboyance que jamais.
Premier roman déchirant
Après les conflits israélo-arabes au tournant des années 1970 – guerre des Six Jours en 1967, guerre du Kippour en 1973 – et, consécutivement, l’exode de la plupart des communautés juives installées dans les pays arabo-musulmans, le très vivant Mellah de Marrakech, le deuxième plus ancien quartier juif au Maroc, a vu sa population juive tomber de plus de quarante mille personnes à seulement deux cents. L’une de ces dernières habitantes est Paulette, la grand-mère de Ruben Barrouk qui, avec toute sa tendresse pour la vieille femme demeurée seule parmi les ombres du passé, en fait la touchante héroïne d‘un premier roman déchirant.
Afin d’en avoir le coeur net sur ce bruit qui la persécute nuit et jour sans qu’elle parvienne à en détecter l’origine, sa fille et son petit-fils français sont venus passer quelques jours chez elle, à Guéliz, l’arrondissement de Marrakech où elle réside désormais. Mais, rien n’y fait, pas plus eux que qui que ce soit d’autre ne s’avèrent capables de percevoir ce bruit, qu’en désespoir de cause, elle se retrouve à tenter d’exorciser à grands coups de vapeur d’encens.
Pour celui qu’elle appelle affectueusement « mchikpara » – « je prends ton mal » –, son petit-fils et le narrateur qui ne parle pas arabe et qui observe ses rituels dans un étonnement tendre, ombré de tristesse – elle cueille des fleurs d’oranger pour parfumer le thé, célèbre seule Pourim en se déguisant joyeusement, ajoute des couverts pour les morts à la table du shabbat, enfin, souvent murée dans des non-dits outragés quant au passé, elle vit entourée des reliques d’un autrefois depuis si longtemps figé qu’il paraît « impossible de les rendre à la vie, maintenant tout [est] froid » –, pour son petit-fils donc, il apparaît très vite que le bruit qui emplit la tête de la vieille dame est en réalité celui d’une mémoire qui, maintenant que tout le monde est parti, n’existe plus guère que pour elle-même, dans la nostalgie profonde d’une vie communautaire relayée par la solitude. Paulette est un brin d’herbe oublié dans un jardin devenu désert, et qui, pourtant, croit toujours entendre le chant des oiseaux…
Construit autour de ce bruit fort joliment métaphorique, le roman est d’abord un portrait magnifique, respirant la tendresse et l’affection de l’auteur pour une grand-mère à la fois forte et fragile, la seule à n’avoir pu tourner la page de sa vie comme les siens partis en exode, et flottant depuis dans une douloureuse dissociation entre son monde intérieur, aux horloges arrêtées depuis plus d’un demi-siècle, et une réalité qui lui a volé sa place et son identité. L’on peut donc se retrouver déraciné sans quitter sa terre. Et tomber dès la fleur de l’âge dans ces limbes de solitude et d’oubli qui ne vous saisissent normalement qu’à l’heure de la vieillesse, lorsque la mort, ayant emporté vos semblables, vous laisse seul dans un monde qui n’est plus le vôtre. Et puis, bien sûr, saisis en transparence de ce destin particulier, se profilent discrètement quelques traits de l’Histoire des Juifs chassés du monde arabe, un sujet dont les douleurs souvent occultées n’en finissent pas, entre autres, de retentir sur un présent israélo-arabe devenu inextricable.
Ruben Barrouk signe un premier roman très réussi, portrait tendre et touchant d’une grand-mère d’autant plus obstinée à ignorer ses fractures intimes, que l’Histoire israélo-arabe n’en finit pas d’empiler les drames, aux conséquences depuis longtemps hors de contrôle.