Le succès de cet inédit de M.Sebastian au Mercure de France s'affirme jour après jour. Voici un échantillon de cette admirable traduction :
Adriana avait ouvert la petite porte du poêle et le crépitement du feu couvrit tous les bruits.
Les flammes montaient, joyeuses. Adriana les regardait longuement, habituée à leur jeu : elle savait distinguer toute une suite d’images dans les braises comme on lit parfois des visages ou des allégories dans les nuages. Elle y voyait des étalons qui s’élançaient en agitant leur crinière d’or en fusion, des écroulements d’édifices incandescents,
des allégories métalliques, fluides. La fumée des cigarettes bleuissait dans leur éclat puissant.
Plus tard, elle se leva, fit quelques pas hésitants dans la pièce, revint près du poêle en s’appuyant au mur, passa un bras derrière sa nuque. Sous la robe, la ligne de ses hanches s’arrondissait, ferme.
- Éteins la lumière, Gélou.
La flamme du poêle se projetait maintenant de toute sa lueur, partageant la chambre en deux : d’un côté une obscurité totale, de l’autre une lumière de brusque flambée. Adriana se blottit dans un coin près du lit.
Gélou ne bougea pas, le visage tourné vers les flammes, paisible comme on l’est à un carrefour inévitable de sa vie. Il savait que tout se passerait simplement et attendait. Il entendait Adriana se déshabiller doucement derrière lui, avec des gestes ralentis, de longues pauses, très calme et il était sûr qu’elle pensait à autre chose, au temps qu’il faisait dehors, au feu dans le poêle, tant ce qu’elle faisait lui semblait naturel. Elle roulait ses bas sur ses jambes et le bruit de ce glissement qui avait donné des frissons à Gélou chaque fois qu’il l’avait entendu dans d’autres circonstances, avec des femmes d’une nuit, des cocottes ou des midinettes, avait eu alors pour lui une beauté dénuée de sensualité.
Adriana s’agitait pour se glisser dans les draps et lorsque ce fut fait, elle resta sans bouger, les yeux grands ouverts dans l’obscurité, à l’attendre. Quand elle le sentit près d’elle, elle se lova autour de son corps, sans rien dire. Elle ne cherchait que sa bouche, pour le reconnaître. Car par ailleurs ce corps d’homme lui était inconnu, trop bien charpenté, trop dur, comme soudé d’une seule pièce aux omoplates, tranquille, maître de ses réflexes. Le sien était peureux, tremblant et s’enroulait autour de lui avec des tâtonnements de plante. Elle aurait voulu rester immobile, la tête sur son épaule nue, vibrant de la quiétude de ce corps, intimidée par sa puissance maîtrisée, heureuse de se sentir petite, fragile, périssable à ses côtés. Mais elle sentait ses yeux briller dans le noir et avait peur. Avec une ruse féminine, instinctive, elle promenait sa main sur sa poitrine et la caressait craintivement, comme si elle voulait le flatter et l’amadouer.
Il l’avait prise une ou deux fois dans ses bras, la couvrant de son haleine brûlante. Il entendait très fort battre son sang à grands coups. Elle murmurait indistinctement des suites de voyelles sourdes comme une incantation magique et sa voix brisée était puérile, demandait un sursis, encore un… Il y avait comme une imploration dans ses caresses timides, une manière gauche de chercher la volupté en la retardant.
Elle suivait avec ses lèvres, en un long baiser humide, le contour de ses épaules, la ligne de son cou jusque sur sa poitrine, elle le découvrait attentivement avec sa bouche, ses doigts fins, ses petits seins et lorsqu’elle sentait le corps de l’homme se retirer comme en lui-même, secoué par un cri qu’elle ne savait pas comment arrêter, elle se réfugiait, effrayée, dans un coin de ce vaste lit, la main sur la bouche pour ne pas hurler, terrifiée comme a dû l’être, dans le conte, l’apprenti sorcier quand il s’est aperçu qu’il avait oublié le mot magique capable de ramener au calme les eaux déchaînées.
Puis le jeu reprit, hésitant, périlleux, évitant le dénouement lorsqu’il semblait inévitable, le poursuivant lorsqu’il s’éloignait.
À l’aube, épuisée, Adriana se rendit.
Roman inédit de Mihaïl Sebastian
Les éditions Mercure de France inscrivent, sur leur beau catalogue, La ville aux acacias de Mihail Sebastian, édité en 1936 et disponible depuis octobre 2020 en France, qui rejoint « l’accident » paru en 2002. Auteur encore insuffisamment connu, au destin tragique, à la fois écrivain, journaliste, dramaturge, de culture juive il survécut à la seconde guerre en Roumanie, mais fut écrasé par un camion russe en 1945, à seulement 38 ans. Ses œuvres sont rares et il ne faut pas bouder son plaisir avec cet inédit de grande qualité. L’avis et la critique livre.
Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L..
Synopsis :
À quinze ans, Adriana attend l’amour, bien sûr.
Ravissante adolescente, élevée au cœur de la bourgeoisie roumaine des années 1920, elle découvre ses premiers émois, d’abord pour un beau cousin, puis pour un jeune étudiant.
Mais à part un flirt de plus en plus poussé, rien n’est permis. Jusqu’au jour où la passion risque de tout emporter…
La ville aux acacias, le temps de l’éveil adolescent
Dans la province roumaine, le temps s’écoule paisiblement au rythme des saisons, avec une rivière paresseuse la Vive, qui s’est séparée en deux bras à proximité de la ville en créant une île. La ville laisse éclater le charme de ses acacias en fleurs. C’est le temps de l’éveil adolescent pour une jeunesse protégée, plongée par instants dans des langueurs, dans la mélancolie. Adriana, quinze ans, d’une grande beauté, est sous le charme de son cousin, de huit ans son aîné, Paul, et se croît amoureuse, le temps de son séjour professionnel. Dès son départ, c’est le retour à la vie étriquée, policée, de cette ville sans aspérité.
Fille unique, choyée, scolarisée au cours Notre Dame d’Avignon, elle jouit de libertés insoupçonnées. Des amitiés solides naissent avec Cécilia, Victor et Gelou. Durant l’hiver les après-midi passés en commun chez Adriana, dans sa chambre, sont répétitifs et calmes. Pendant qu’elle effectue ses gammes au piano, Cécilia étudie et Gelou lit. Bientôt l’emploi du temps s’enrichit de leçons de piano dispensés par une professeure française. Un cadeau de son père, acheté à Bucarest pour ses seize ans, va modifier progressivement cette vie.
Le cahier de musique offert, chansons à la blonde Agnès, d’un certain Cello Violin, rapidement pris en main, révèle des complexités insoupçonnées dans la façon d’être interprété. Ce n’est pas aussi futile qu’il y paraît à première vue. Invité d’honneur de la ville, qui jadis l’a rejeté, il remercie Adriana pour son interprétation publique très personnelle de son oeuvre.
Un roman plein de douceur apparente
Elle part rapidement à Bucarest aider sa tante à aménager l’appartement de son cousin Paul qui vient de se marier. Son épouse Lucrétia, originaire de D…, lui est connue pour avoir partagé les mêmes cours, sans aucune amitié entre elles. Leur seul point commun est celui d’avoir été à tour de rôle l’élève préférée de sœur Denise. Emerveillée par la vie trépidante de la ville, elle s’enivre par des sorties qui s’accroissent après avoir retrouvé Cello Violin par le plus grand des hasards, à un arrêt de bus. C’est l’emballement de la vie, des sentiments amoureux auxquels succèdent abattement, incertitudes, tristesse, doutes. Sa mission achevée il lui faut rentrer dans sa ville natale. Et l’inquiétude, le vague à l’âme, s’emparent d’elle, face à son incapacité à reconstituer les amitiés oubliées. Elle se sent encore plus seule lorsque Gelou part faire ses études d’ingénieur à Bucarest.
N’en disons pas plus sur l’amitié entre Gelou et Cello Violin, ni sur le retour d’Adriana à Bucarest. De nombreux secrets et surprises vont encore se dévoiler. Mihail Sebastian tisse un roman plein de douceur apparente où les émois et atermoiements des protagonistes sont parfaitement restitués ainsi que leurs indécisions, incertitudes et non-dits. Parmi les personnages secondaires émergent Elisabéta, un tantinet pimbêche, avec ses thés dansants, et Boutsa le marginal. Le travail de Mihail Sebastian est sublimé grâce à Florica Courriol, la traductrice. Un livre qui se délecte page après page, tant pour la beauté de la langue que pour son écriture fluide. Un pur moment de bonheur que d’avoir retrouver ce magnifique auteur roumain.