Chez Patrick Modiano, le temps n’est pas linéaire, ni même circulaire. C’est un millefeuilles dont les plans morcelés s’enchevêtrent, un caléidoscope qui, dans notre magma mémoriel, brasse des éclats de temps demeurés intacts, des instants vivant dans notre esprit un présent éternel. En ce très apaisé et lumineux roman tenant en une centaine de pages, il jette une fois de plus le filet dans les eaux du passé pour en exhumer, précieux butin à peine voilé par les brumes du souvenir, quelques images semblant un condensé de sa jeunesse.
Le narrateur, qui ressemble à l’auteur
à s’y méprendre, ne se reconnaît plus dans le Paris trépidant d’aujourd’hui. A cette ville qui lui est devenue étrangère, il préfère substituer dans son esprit celle qui lui fut chère cinquante ans plus tôt. Tout jeune homme écrivant des chansons dans sa chambre de bonne non chauffée, sans savoir encore que certaines deviendraient célèbres, il y fréquentait un monde un peu décalé, presque interlope, entre un bar qui s’appelait Le Bastos et un restaurant La Boîte à Magie. Il venait juste de rencontrer « un étrange éditeur », Maurice Girodias, qui publierait plus tard le futur best-seller Lolita de Nabokov, refusé par toutes les maisons d’édition, et qui, pour l’heure, lui demandait d’ajouter des épisodes à des romans censurés dans les pays anglo-saxons. Et puis, de temps à autre, il s’occupait d’un garçonnet de dix ans, le fils d’une danseuse se formant au renommé studio Wacker, où enseignait alors Boris Kniaseff.
De cet enfant et de la danseuse ne subsistent aujourd’hui que des silhouettes fantomatiques, à la fois floues et précises, sans plus de nom. Leur surgissement du passé abolit soudain le temps, le passé est à nouveau présent, un passé qui n’aura jamais de futur puisque rien ne permet plus de savoir ce que tous deux sont devenus. Peu importe, à cet instant, la jeune ballerine et l’apprenti écrivain sont chacun au début de leur trajectoire, avec ceci de commun qu’à la force des bras, ils sont en train de s’arracher à la violence et aux mauvaises fréquentations de leur milieu d’origine. « La danse, disait Kniaseff, est une discipline qui vous permet de survivre. » De même, constate un autre personnage s’adressant au narrateur jeune : « Je suppose que vous travaillez à cette table sur toutes ces feuilles, parce que vous aussi vous avez besoin d’une discipline. » Subtile façon de laisser entendre combien l’écriture, ascétique discipline de l’esprit comme la danse peut l’être pour le corps, joua d’importance salvatrice dans l’existence de l’auteur, « donn[ant] vraiment un sens à [s]a vie et [l’]empêchant] de partir à la dérive. »
Réinventant inlassablement la mélodie du temps qui passe sans jamais vraiment s’en aller, la plume reconnaissable entre toutes de Patrick Modiano se joue si bien du passé et du présent qu’elle en devient intemporelle, l’ombre d’un souvenir et d’un personnage lui suffisant à incarner en un minimum de pages des thèmes aussi intimes et universels que l’écriture et la survie. On ne se lasse décidément pas du mystère Modiano…
La danseuse
Lire Modiano, c'est un enchantement, c'est plonger dans un univers feutré, fragmenté de lieux, de fantômes et de présences qui tapissent le passé comme les murs du présent dans un élan confondant.
C'est délicat, tremblant de désir, à l'épure des mystères et des passerelles qui arpentent le temps, la mémoires et les souvenirs du passé, accroché à une bobine imaginaire qui nous tient par la main sans savoir ou l'on va.
Dans les pas de la danseuse au regard noir, on y décèle quelques étoiles, des gestes et d'infimes détails, ce(ux) que l'on laisse derrière soi, des brins de mélancolie parsemés des dédales d'une vie.
Une ambiance,
Une écriture, voilée de légèreté, floutée de clairs-obscurs, qui le temps d'une lecture vous saisit apesanteur.
Tout un art, en soi.