A Oakland, en Californie, doit avoir lieu un grand pow-vow, festival culturel communautaire qui rassemblera quantité d’Amérindiens venus de tous les Etats-Unis, pour, notamment, une compétition de danses traditionnelles. Parmi les organisateurs et participants, une douzaine de personnages ignorent que leurs destins seront bientôt liés : comme autant de mèches ou de traînées de poudre dispersées mais convergeant à leur insu vers une commune explosion finale, leurs histoires individuelles ouvrent le récit, semblant d’abord de petites nouvelles dont le fil rouge serait le mal-être
identitaire qui condamne leurs protagonistes d’origine indienne à la marginalisation, à l’alcoolisme, à la toxicomanie ou à la délinquance, mais où on s’apercevra bientôt que ces derniers ont bien plus de points communs qu’ils ne pourraient l’imaginer eux-mêmes, sans parler de la tragédie qui les attend.
Après une percutante et bouleversante introduction sur l’ethnocide des Indiens d’Amérique et la gageure que représente le fait d’être Amérindien aujourd’hui, la première moitié du livre ressemble à une juxtaposition d’exemples, d’extraits de vie criants d’authenticité, qui, s’ils peuvent risquer de perdre un tantinet le lecteur qui devra faire preuve de patience pour comprendre où on l’emmène, font toucher du doigt un marasme accablant et sans espoir.
Puis, les fils de toutes ces histoires commencent à s’entremêler pour dessiner un motif encore plus effroyable, comme si la gangrène avait fini par se développer sur tant de blessures négligées, amorçant une véritable bombe à retardement dont le lecteur, atterré, ne pourra plus qu’attendre l’explosion.
J’ai trouvé dans cette lecture une très forte proximité avec l’auteur camerounaise Alexandra Miano, qui, dans Les aubes écarlates, explique l’emprise de la violence en Afrique subsaharienne par le pourrissement inconscient d’un sentiment confus de honte et de perte d’identité, entretenu par l’absence de reconnaissance explicite par la communauté internationale des torts causés par la traite négrière et la colonisation.
Curieusement, les guerres indiennes et les massacres des populations d’Amérique ne figurent pas à ce jour parmi les génocides officiellement recensés par l’Organisation des Nations Unies.
La non-reconnaissance de la violence est une autre violence aux effets d’autant plus terribles que, parce qu’ils sont plus souterrains, on ne s’aperçoit pas qu’ils empêchent toute reconstruction : « La plaie ouverte par les Blancs quand ils sont arrivés et ont pris ce qu’ils ont pris ne s’est jamais refermée. Une plaie non soignée s’infecte. Devient une plaie d’un type nouveau, de même que l’histoire de ce qui s’est réellement passé est devenue une histoire d’un nouveau type. Toutes ces histoires que nous n’avons pas racontées pendant si longtemps, que nous n’avons pas écoutées, font simplement partie de ce qu’il faut soigner. »
D’origine cheyenne, l’auteur sait de quoi il parle. Son discours dépasse toutefois largement la seule cause amérindienne : ce livre est un cri, un appel au droit d’exister, une incitation à oser enfin regarder la réalité en face de part et d’autre, à raconter le passé et les souffrances qui résultent encore aujourd’hui de toutes les colonisations, et qui font le lit actuel et futur d’explosions de violence incontrôlées et incontrôlables. Une lecture sombre et pas toujours facile, mais éloquente et admirablement menée, qui mérite qu’on s’y accroche et qui nous concerne tous.
La voix des dépossédés
Noir, tragique et violent, Ici n’est plus ici est un roman puissant centré sur la perte d’identité ressentie par les descendants contemporains des tribus amérindiennes. Tommy Orange peint dans ce premier roman rythmé une fresque composée de portraits d’hommes et de femmes de tous âges, réunis autour d’un grand pow-wow pour s’enivrer jusqu’à l’overdose de chimères américaines…