S’il peut se lire indépendamment, ce récit s’inscrit dans la continuité Des jours sans fin, dont on retrouve les protagonistes, Thomas McNulty, John Cole et Winona, leur fille adoptive rescapée du massacre de sa famille sioux, trimant pour joindre les deux bouts dans la ferme de leur ami Lige Magan, dans l’Ouest du Tennessee. Eux qui, en ces lendemains de guerre de Sécession, n’aspirent qu’à vivre enfin en toute tranquillité, doivent se défendre quotidiennement contre la violence. Quand ils ne sont pas assaillis par les pilleurs, ce sont Winona, puis Tennyson, l’un des deux
esclaves affranchis qu’ils emploient, qui sont sauvagement attaqués par des inconnus. Mais, alors que l’amertume des anciens Confédérés ne cesse de bouillonner, multipliant les troubles, la petite communauté peut-elle seulement compter sur les autorités pour faire toute la lumière sur ces agressions et pour obtenir justice ?
Comme à son habitude, Sebastian Barry excelle à nous faire ressentir son histoire. Caractérisés au plus fin de leurs attitudes, de leurs émotions et de leur langage, ses personnages prennent vie au point que l’on croirait les voir et les entendre, et l’on ressort de la narration avec l’illusion d’avoir soi-même, le temps de cette lecture, vécu à leurs côtés. Si action et aventure sont bien sûr encore au rendez-vous de ce western, elles se fondent dans une évocation historique particulièrement suggestive de cette Amérique de 1870 encore à feu et à sang, où règnent la faim, la violence et la peur. Entre bandits de grand chemin et rebelles sécessionnistes encore en campagne, meurtres, passages à tabac et incendies criminels entretiennent un sentiment de menace larvée et de paix bien fragile, tandis que le début de reprise en main du Sud par les démocrates conservateurs ne laisse augurer rien de bon, ni pour les Indiens traités comme des animaux, ni pour les Noirs que leurs droits tout neufs ne protègent aucunement des tabassages en règle dès qu’ils risquent un pied en ville.
Centrée cette fois sur Winona, la narration adopte le point de vue doublement meurtri d’une jeune Indienne en passe de devenir femme. Sa douloureuse émancipation dans un imbroglio où s’affrontent désir de justice et vengeance aiguise chez elle une lucidité acérée que le souvenir de la tendresse maternelle et le soutien indéfectible de sa drôle de famille d’adoption vont néanmoins préserver du désespoir et de la haine. A travers elle se pose toute la question de l’identité amérindienne dans la nouvelle Amérique suprémaciste blanche. Si la guerre de Sécession et la défaite des Confédérés avaient alors ouvert quelques espoirs, certes rapidement douchés, pour le sort des Noirs dans l’Union, combats et massacres se poursuivraient encore longtemps à l’encontre des Amérindiens. Pour les survivants comme Winona, se construire est une terrible gageure que leurs descendants peinent encore à réussir aujourd’hui.
Après la violence des guerres et de leurs tueries, ce nouvel opus enchaîne sur une autre forme de brutalité : celle des persécutions racistes qui n’ont pas fini d’agiter l’Amérique. Qu’il s’agisse de la jeune indienne Winona, ou de la vieille esclave noire affranchie Rosalee, la même tendresse envahit peu à peu le lecteur, en même temps emporté par le rythme incessant de ce très immersif western.
Des milliers de lunes
Paris, Tennessee.
La guerre de sécession dans le rétro.
Un territoire qui hésite, qui balbutie une nouvelle histoire sur les braises de l’ancienne.
Une jeune héroïne, Winona Cole, orpheline de parents et de son peuple lakota. Recueillie par deux hommes qui semblent puiser leur générosité dans leur différence. Un drôle de foyer où l’on aime malgré l’adversité, malgré les coups du sort. Où l’on se défend l’un l’autre comme mus par le même sang.
Sebastian Barry ne se contente pas de poser une peau sur le corps de ses personnages, il les décrit avec énormément d’humanité, avec autant de cœur que de détresse, ils sont incarnés, présents, magnifiques de beauté ou de laideur. Il y a de l’harmonie dans sa langue.
Malgré la haine présente dans ces pages, contre les indiens, contre les noirs, malgré une violence de feu prête à se déchaîner à tout moment, parce que dans ce coin du Tennessee tout se règle dans le vacarme des balles ou dans la force des poings, malgré ce monde où l’on ne se sent jamais vraiment en sécurité, Des milliers de lunes est un roman lumineux et âpre où l’âme indienne irradie comme une lune en mouvement perpétuel.
Dans le fond, un western qui sert de décor somptueux à une histoire coiffée d’entraide, d’amitié et d’amour.
Un roman délicat et beau comme une délivrance, comme un chant cosmique, un cantique de la lutte et de l’espoir, lutter contre les hommes parce que nous sommes des hommes, lutter pour les autres parce que nous sommes des autres.