Les Renards pâles, Yannick Haenel, Gallimard, 2013
Réfractaire à l’ordre imposé par une idéologie gestionnaire étriquée et hostile à une société qui « amoindrit » l’individu en l’asservissant, en l’ʺuniformisantʺ, Jean Deichel fuit « l’univers étouffant du salariat » pour vivre à l’écart de la société, quasiment reclus. Dans son gîte, une voiture, il a tout le temps de fumer, de méditer sur une « vie nouvelle » anarchique mais plus « humanitaire » car débarrassée de toute « servilité ». Lorsqu’il a besoin de plus d’espace pour « respirer »,
Jean Deichel s’extirpe de son habitacle exigu pour aller errer dans les rues de Paris où il va à la découverte de quelques inscriptions, signes annonciateurs d’une insurrection en gestation dirigée par les « renards pâles » vers lesquels il est, petit à petit, entraîné.
Si la première partie du roman est, pourrait-on dire, ʺindividuelleʺ dans la mesure où Jean Deichel, le narrateur, décrit ʺsa vie intérieureʺ anarchiste et raconte ses « découvertes » illuminatrices, la seconde est, plutôt ʺplurielleʺ où s’affrontent le ʺvousʺ désignant « ceux qui s’imaginent gouverner » et le ʺnousʺ, prédominant, renvoyant à tous ceux qui n’ont pas droit de cité et qui, par ce motif, s’insurgent contre un ordre établi jugé injuste et cruel. Le dysfonctionnement économique, l’exclusion sociale et la répression vécus dans un monde en pleine crise sont un peu derrière la ʺmarche funèbreʺ, d’abord silencieuse, puis violente et factieuse, entreprise par les « renards pâles », partisans acharnés de la révolte. Ce sont les sans-papiers, les sans-abri et autres laissés pour compte qui tentent de se libérer du joug de la machine administrative en contournant sa logique implacable. Pour échapper à l’identification inévitable en cas de répression, ces derniers optent pour « l’insurrection des masques », Les porteurs de ces masques sont des personnes anonymes, des sans identité.
« Les Renards pâles » est un roman pénétrant écrit dans un style fluide, parfois saccadé. Les phrases, souvent complexes et d’une grande densité syntaxique et sémantique, décrivent la situation d’un monde secoué par une crise multiforme et multidimensionnelle. La profondeur et la sensibilité de la thématique n’empêchent pas, toutefois, le lecteur d’éprouver du plaisir à lire afin de suivre les ʺélucubrationsʺ de Jean Deichel dans son « intervalle » solitaire puis dans sa ʺcommunionʺ avec les ʺdéshéritésʺ, les « balayures du monde ».
R. Zenasni
Révolte et onirisme
Dans son nouveau roman, Yannick Haenel met en scène un marginal qui mène une existence libérée de toute contrainte sociale, ouverte à l' errance, à l' exploration intérieure, à l' expérience du vide, à "l'intervalle" qui est à la fois, écrit-il, "une bouffée de joie, et en même temps une déchirure". Il raconte aussi le sentiment d' exclusion qui grandit en lui, renforcé par le discours politico-médiatique de l' époque. Le héros fait la rencontre d' autres marginaux, des artistes, des sans-papiers africains et une femme atypique dont le nom aristocratique "La reine de Pologne" dit déjà beaucoup d' elle. Dans la deuxième partie, le collectif se substitue à l'individuel. Du rituel africain naît une révolte urbaine, une révolte silencieuse, sans slogan dont l' acte symbolique est celui de brûler ses papiers d' identité. L' auteur rêve le rassemblement d' une communauté de solitudes qui défend sa liberté face à l' emprise de l' Etat. Yannick Haenel signe là un texte fort, parfois violent, sur les questions d' identité et sur l'esprit de la révolte.