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Dans un cimetière parisien, on enterre une vieille dame. De loin, une femme observe la scène : Suzan a débarqué de Floride le matin même. A présent qu’Adèle n’est plus, l’Américaine se demande si elle a eu raison de détester cette femme qui a séduit son père, Stanley, alors jeune soldat, pendant les folles journées de la Libération de Paris, en 1945. Pourquoi elle a été irritée, voire jalouse, de l’exorbitante aptitude au bonheur qu’ont manifestée ces platoniques tourtereaux octogénaires qu’elle a tardivement réunis à Palm Beach pour tenter de consoler son père de son veuvage.
Peut-être parce que la vieillissante “Jewish American Princess” qu’est à présent Suzan n’a jamais été douée pour la vie, n’a jamais su aimer - seulement obéir ? Que, brillante avocate, elle a perdu foi en son métier, se shoote au jogging pour oublier ses frustrations, et que, divorcée, ayant fait le choix de ne pas avoir d’enfants, elle n’a rien à transmettre ? Adèle, au moins, c’était la vie, excessive, débordante.
Une spectaculaire survivante - aux pogroms en Pologne, à l’exil en France, à deux guerres mondiales, à l’exode - même les camps l’avaient épargnée. Mais est-ce que cela donne tous les droits et surtout celui de la rendre elle, Suzan, encore plus malheureuse ? Près de la tombe, une femme se tient un peu à l’écart du groupe : Fleur a aimé son arrière-grand-mère, Adèle, au moins autant qu’elle a fini par détester Sabine, sa mère dépressive, et toutes les autres femmes de sa lignée.
Elle s’est fabriqué une famille à elle, résolument “inédite”, avec ses trois amours : son mari Julio venu d’Argentine et leurs deux fils. Adèle a toujours fasciné Fleur, avec son vouloir-vivre impérieux et presque tyrannique, son adaptabilité, depuis l’enfance, aux situations les plus tragiques, sa séduction dévorante (dont toutes les photos attestent) restée intacte, malgré les épreuves inhumaines de ces années passées à Paris - dans le quartier de Beaubourg où les réfugiés juifs avaient refondé leur communauté meurtrie et précaire -, avec sa capacité têtue, épuisante, à réaliser de petits miracles, à sauver des vies autour d’elle, à commencer par celle de l’amour de sa vie, son mari, Louis, auquel, jusqu’à la fin, elle est restée fidèle.
Cette personnalité rayonnante - ou écrasante, c’est selon - qui n’a cessé d’éblouir son vieux père, l’Américaine n’en a eu, à Palm Beach, qu’un bref aperçu, et de surcroît dans sa “version senior”. Si, comme Fleur (qui va bientôt s’y employer afin de prendre, à travers Adèle, la mesure de la seule hérédité qu’elle accepte de se reconnaître), elle se plongeait dans l’histoire individuelle d’Adèle et dans la grande Histoire que celle-ci a, plus que traversée, incarnée, elle en saurait davantage sur “la française”, sa “rivale”, et sur la communauté de souffrance et d’amour dont elle est issue et d’où elle a tiré sa force exceptionnelle.
Elle saurait comment Etele est devenue Adèle. Mais, comprend-elle alors, elle a peut-être, elle aussi, “son” Adèle en la personne de Sophia, sa tante, la sœur de sa mère, mondialement célèbre pour avoir été la première femme blanche à militer contre l’Apartheid en Afrique du Sud où elle a fait le choix de s’installer, plus de cinquante ans auparavant. C’est donc par le truchement indirect de “la française” honnie que Suzan va, à la veille des attentats du 11 Septembre, rejoindre à Cape Town, cette autre vieille dame afin de renouer avec la vérité de son histoire de fille trop peu curieuse, et découvrir enfin en quoi sa propre mère, Lisa, a, forte de renoncements assumés, embrassé une autre forme d’héroïsme, plus modeste, auquel il convient sans doute de donner le nom d’amour.
Par delà sa capacité à nouer ensemble, sur trois générations et sur trois continents, les fils de l’histoire individuelle et collective, le roman de Carole Zalberg se signale par sa capacité à détourner, subtilement, le “roman de la filiation” de sa mécanique obligée, à en proposer une lecture ouverte. En confrontant l’exil subi (Adèle) ou choisi (Sophia), à l’errance, “sans étiquette”, d’une Américaine presque ordinaire (Suzan) ou au périlleux voyage dans l’interprétation du passé (Fleur), sans jamais instaurer, entre ses personnages, de suspecte hiérarchie, Carole Zalberg nourrit son roman d’une décision d’écriture qui en féconde admirablement l’ambition et la sensibilité.
A nouveau crédités de l’humanité profonde qu’ils ont un jour eux aussi incarnée, les fantômes y gratifient l’existence de ceux qui prennent leur suite sur la scène du monde d’un legs d’amour et de souffrance, qui, sans consoler quiconque de vivre ou de mourir, façonne l’authentique présence que les vivants sont tenus de s’accorder à eux-mêmes, faisant de la découverte de l’autre la condition d’une authentique connaissance de soi.
Sans défaut
Pour nous faire acheter un livre, les éditeurs qui sont aussi des marchands, usent de procédés mercantiles: pubs racoleuses en radio, critiques dithyrambiques des copains dans la presse, placement d'auteur dans un talk-show soi-disant vendeur. Et puis, il y a la couverture, qui, pour un acheteur éventuel flânant dans une librairie, peut se révéler très attirante. Si celle-ci est doublée d'une quatrième accrocheuse, l'acte d'achat est presque gagné.
Prenons "A défaut d'Amérique" de Carole Zalberg. La couverture, que je trouve particulièrement réussie, mais c'est souvent le cas chez Acte Sud, donne envie de prendre le livre dans ses mains. On retourne, on lit le résumé proposé... Bon, là, c'est moins réussi, encore une histoire de souvenir du siècle dernier, des personnages emportés dans la tourmente de l'histoire, une histoire familiale qui nous narre tous les grands maux du 20ème siècle, rien de bien original, du cent fois lu. Si le lecteur repose le livre sur la pile sans l'ouvrir, il rate quelque chose d'essentiel : la formidable écriture de ce roman.
Le talent de Carole Zalberg m'a fait oublier tout de suite le propos un peu convenu et cette construction un peu raide faisant alterner deux histoires. D'un côté, nous avons Suzan, la cinquantaine solitaire après un divorce et une vie d'avocate pour femmes avides et maris volages mais riches. Elle se retourne sur le passé de sa mère, en lisant les lettres que cette dernière a envoyé à son énergique soeur en Afrique du Sud durant cinquante ans. L'autre histoire, est le fruit de la recherche de Fleur sur son arrière grand-mère, Adèle, émigrée polonaise qui, au moment de la libération a rencontré le père de Suzan.
Si Stanley, le soldat américain, est le point commun entre les deux histoires, le véritable enjeu du livre se situe plutôt dans la description minutieuse de l'importance du passé dans la construction d'une vie.
Et là, la formidable écriture de l'auteur nous emporte au coeur de deux histoires émouvantes et poignantes, rendant le récit sensible et terriblement humain. Suzan, personnage pas vraiment sympathique nous émeut par sa soif de comprendre la femme aigrie qu'elle est devenue. Les grands événements du siècle derniers sont évoqués au travers des personnages de la vie d'Adèle et là aussi, c'est du grand art. Par touches infimes mais pertinentes, l'auteur nous fait sentir les doutes, les interrogations, les silences d'effroi que ressentent, sans pouvoir toujours l'exprimer, des gens simples face aux tourments de la vie et de l'Histoire.
Vous l'aurez compris, ce livre est hautement recommandable et est aussi beau dehors que dedans. C'est assez rare pour le signaler.