En 1969, âgé de vingt-et-un ans, John Frazier écrit le premier chapitre d’un roman qu’il n’achèvera qu’en 1983. Il lui a fallu attendre le décès de celle qu’il appelle sa tante, Evelyn Wilson pour oser le terminer et pour connaître les éléments manquants de son récit. Son texte concerne Ray Takahashi, un soldat américain, d’origine japonaise, dont le destin est lié à sa famille éloignée. John s’est emparé de cette histoire, après son retour de la guerre du Vietnam. Il essaie de survivre aux souvenirs de son rôle déterminant, dans des attaques de civils. Pour tenter
d’éteindre le bruit des bombardements qui explosent dans sa tête, ce que les drogues et l’alcool ne parviennent pas, il essaie de percer le secret qui entoure un autre combattant : Ray. En réalité, cette mission s’est imposée à lui, lorsque sa tante lui a demandé de la conduire chez Kimiko Takahashi.
Alors que leurs époux étaient proches, les deux femmes ne l’étaient pas. Hiro Takahashi travaillait pour Homer Wilson, lorsque sa famille et lui, comme d’autres Japonais, ont été expulsés et enfermés au camp de Tule Lake. Ces faits se sont produits après l’attaque de Pearl Harbor, en 1941. Un racisme antijaponais a été alimenté par les interventions radiophoniques du Président des Etats-Unis. La dernière fois que Kimiko a vu son fils, Ray, c’est lors de son départ pour l’Europe, aux côtés des Alliés. A son retour des Vosges, en France, il n’a pas rejoint ses parents. Amoureux d’Helen Wilson, c’est à sa porte qu’il est allé frapper. Hélas, l’accueil n’a pas été celui qu’il espérait. Depuis cet été 1945, il a disparu.
Les Fantômes sont nombreux dans ce roman : ceux de la Première Guerre mondiale, ceux de celle du Vietnam, les compatriotes des soldats et ceux qu’ils ont combattus. Pour les mères, il s’agit de la perte de leurs enfants, que ce soit par la mort, l’absence de réponses ou la rupture des relations. Les fantômes s’expriment, également, à travers les actes, les remords, les regrets et la responsabilité. Ce sont ces portes qui se referment, ces mots qui ne sont pas prononcés ou ceux qui sont dits, de manière incomplète mais suggestive. Ils se cachent dans les béquilles chimiques et dans les cauchemars, ils sont les démons intérieurs et ils se taisent dans les secrets. Ils prennent, aussi, la forme matérielle des avions, les Phantoms, que John Frazier guidait, lors des frappes.
Fondé sur des faits réels, Fantômes relate l’ostracisme dont ont été frappés des dizaines de milliers de Nippo-Américains, pendant la Guerre du Pacifique. Symboles d’une peur menant au racisme, ils ont été obligés de tout quitter et ont été enfermés dans des camps. Le fait de combattre aux côtés des Américains n’a pas éteint l’intolérance. Cet ouvrage décrit, également, le stress post-traumatique de ceux revenus de la guerre, quelle qu’elle soit ; ces flashs qui tournent en boucle, réactivant la peur de mourir et le sentiment de culpabilité d’avoir tué.
Le narrateur est John Frazier. Il est la voix de l’écrivain qui rassemble les informations, imagine certaines scènes et extrapole des dialogues. Il passe d’une période à l’autre et ses réflexions, par un effet miroir, entremêlent les années. Aussi, la chronologie, mais aussi la richesse de l’écriture, demandent une lecture attentive. Fantômes est un livre mélancolique et douloureux. Cependant, la personnalité de Kimiko Takahashi dégage une telle aura de douceur et de lumière, qu’un sentiment d’humanité perdure après la lecture, alors que la fin est terrible.
Coup de coeur
A sa démobilisation en 1945, l’Américain d’origine japonaise Ray Takahashi est accueilli avec défiance dans sa région natale, en Californie du Nord. Sa famille, expulsée et enfermée au camp de Tule Lake après l’attaque de Pearl Harbor en 1941, a dû s’exiler à Oakland après sa libération. Stupéfait du changement d’attitude de leurs anciens voisins et amis, désespéré de revoir leur fille Helen, sa petite amie, Ray s’attarde sur les lieux, puis disparaît sans laisser de traces. Vingt-quatre ans plus tard, John Frazier rentre traumatisé de la guerre du Vietnam et se lance dans l’écriture. Tombé par hasard sur l’histoire de Ray, il lui faut plusieurs décennies pour reconstituer les faits et découvrir ce qu’il est advenu de cet homme.
Près de 120 000 Japonais et Américains d’origine japonaise furent déportés en 1942 dans des camps de concentration aux Etats-Unis. Les deux tiers étaient des Nisei, des Japonais de seconde génération et donc de nationalité américaine, dont une partie s’engagea sous la bannière étoilée. Après plusieurs années de détention dans de pénibles conditions, leur libération s’accompagna de grandes difficultés de réinsertion. Beaucoup avaient tout perdu, mais ils restèrent aussi longtemps en butte à l’agressivité et à la discrimination. Il leur fallut attendre les années quatre-vingt pour que l’État américain commence à reconnaître ce préjudice et ses causes raciales, dans une nation depuis longtemps en proie au fantasme du péril jaune, et rendue paranoïaque par la guerre.
Fort d’une impressionnante documentation, l’auteur s’est inspiré de ce drame historique pour nous livrer une histoire romanesque, si habilement construite qu'elle prend toutes les apparences d’un récit autobiographique. En totale empathie avec des personnages plus vrais que nature, le lecteur est d’autant plus happé par la narration qu’il se retrouve bluffé par son absolue authenticité apparente, dans un exercice de parfaite illusion littéraire. Bâti autour d’une thématique historique déjà dramatique en soi, le récit crée une spirale infernale de plus en plus poignante, tandis que le narrateur découvre pas à pas, la plupart du temps quand ils semblent perdus à jamais, les secrets portés leur vie durant par les autres protagonistes. Tous les personnages sont restitués avec une grande finesse psychologique, leur logique et leurs motivations ne s’éclairant que progressivement, à mesure que le temps passé, la disparition des uns et des autres, et le poids des doutes et de la culpabilité, favorisent enfin la prise de recul et la libération de la parole.
Enchanté par la perfection architecturale du récit, par la profondeur des personnages et par la vérité de la restitution historique, c’est avec émotion que l’on se plonge dans cette narration addictive aux effets dramatiques en cascade. Rares sont les créations romanesques suscitant une telle impression de réalité. Coup de coeur.