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L’univers de Marie-Claude et Yves Laporte vacille lorsqu’ils découvrent que leur second fils, Julien, est sourd. Un temps déstabilisé, Yves Laporte n’est pourtant pas du genre à baisser les bras ou sombrer comme son épouse dans la culpabilité. Déterminé à surmonter la fatalité, à corriger la surdité de son enfant, il s’abreuve de lectures et décide de suivre les préceptes de Graham Bell, l’inventeur du téléphone qui fut d’abord professeur d’enfants sourds.
Armé des meilleures intentions, il prétend démontrer la validité des thèses oralistes de Bell, projette bientôt d’en tirer un livre et de faire, en somme, de la surdité sa chance. Mais Julien va dévaster une seconde fois toutes les projections paternelles en s’enfuyant de la maison à vingt ans, brisant le joug paternel pour découvrir à Paris la langue des signes. Il ne reviendra qu’un quart de siècle plus tard afin de solder ce lourd héritage, devenu père à son tour, sûr de lui, de sa réussite au sein de la communauté sourde et de ses propres thèses.
Dans la continuité de ses romans précédents qui mêlaient déjà fiction, enquête et témoignage, Bertrand Leclair déploie une construction étonnante et pourtant fluide, juxtaposant les strates temporelles pour mieux libérer l’émotion dans le millefeuille du temps. Déroulant en toile de fond la grande histoire, celle des sourds tiraillés entre communautarisme et assimilation, il cherche à atteindre une autre vérité de l’expérience humaine, explorant l’intime à travers les projections et les convictions inavouables que chacun, dans la famille de Julien comme dans celle du narrateur, se forge en secret.
Quand la surdité s’invite dans le roman familial, voilà en effet que ce dernier se délite, que la trame ordinaire des non-dits et des malentendus laisse deviner des motifs jusqu’alors invisibles, voilà que les sentiments qu’on croyait les meilleurs peuvent se révéler les pires. S’invite alors la question de l’amour, à rebours des mécanismes d’admiration et de reconnaissance qui commandent le plus souvent au destin des familles.
De ce montage surprenant, guidé par une implication personnelle constante et assumée, naît un récit à la fois romanesque et pédagogique. Du malentendu à la malédiction, cette histoire collective aussi passionnante que sidérante ouvre à un questionnement qui l’excède à son tour : comment dépasser les peurs qui nous agissent à notre insu, dépasser la haine inconsciente qu’elles génèrent ? En français comme en langue des signes, l’amour est-il voué à demeurer une langue étrangère ?
Vous m'entendez !?
En tentant parfois le récit d'une autre vie, on s'éloigne finalement peu où juste ce qu'il faut de la sienne et on arrive à formuler quelque chose d'essentiel qui vaut pour tous. Raconter la vie de Julien, de son handicap et ce qu'il advint de son histoire familiale après que l'on découvre sa surdité, c'est dire tout l'aveuglement et le handicap de toutes les familles à accepter une différence et à lui faire la place qui est la sienne dans le giron familial. La surdité d'un enfant qui rend aveugle un père, culpabilise deux fois une mère, un frère et une sœur avec cette expérience de l'enfance. L'histoire de Julien pourrait être une vie exemplaire, une vie édifiante de ce que fut la vie des sourds tout au long de la seconde moitié du XIXème siècle (et il faut qu'aujourd'hui tout le monde le sache) mais c'est plus que ça parce que l'auteur est aussi le père d'une fille sourde et même si cela ne devait pas être pris en compte, ça l'est, parce qu'il s'agit bien ici d'interroger l'amour filial, l'amour paternel et son aveuglement : "Alors, oui, tout inventer pour tenter un peu de dire l'ancestrale malédiction des familles, la soulever au moins sinon la lever, cette malédiction qui n'a plus à voir avec la surdité que la bénédiction de la vie ne dépendra jamais de notre capacité d'oraliser le monde, mais de l'intelligence du cœur que nous pouvons déployer dans l'espoir de parvenir, par instants à le formuler enfin -arriver enfin à s'entendre, les uns les autres sans préjuger de ce qui ne devrait être qu'un moyen pour y parvenir."
Nulle besoin d'en rajouter, un livre qui parle de la famille, de l'amour, de la filiation, de l'Histoire qui appartient à chaque individu, de la surdité, de l'aveuglement, de la langue que l'on emploie et d'un malentendu universelle qu'il est bon parfois d'avoir l'illusion de dénouer parfois juste quelques instants fugaces entre le récit et la lucidité, armé d'une langue impropre et défaillante à tout formuler.