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Trente ans après "L'Invention de la solitude," Paul Auster pose sur son existence le regard du sexagénaire qu'il est devenu. Bien loin, cependant, du journal intime ou du classique récit autobiographique, cette "Chronique d'hiver" aborde la méditation sur la fuite du temps sous l'angle du compagnonnage que tout individu entretient avec son propre corps. C'est en effet de respiration, de sensation, de jouissance ou de souffrance, d'épiphanies charnelles ou de confrontations plus ou moins traumatiques avec la matière du monde qu'il est question à travers l'évocation, à la deuxième personne, d'un simple petit Américain du nom de Paul Auster, né dans l'immédiat après-guerre, et requis d'apprivoiser les espaces et le temps qui lui ont été impartis.
Dans ces pages aussi sincères que retenues, Paul Auster se décrit moins en littérateur qu'en acteur convoqué sur la scène troublée de l'existence pour y incarner, à son tour, toute l'ardeur des passions humaines. De cet homme-cicatrice dont le corps exulte ou somatise, de ce fils hanté par la mort prématurée de son père et tourmenté par le destin chaotique de sa mère, de l'heureux citoyen de Brooklyn, époux et père aujourd'hui comblé, de cet héritier d'une lointaine Europe, amateur de baseball, fumeur invétéré et romancier fécond, de cet homme, enfin, qui souffre de ne pouvoir ou de ne savoir pleurer, le lecteur entendra ici le "grain de la voix" surgissant du savant puzzle où se déconstruit toute représentation univoque du moi afin que se produise, sous le signe d'une humanité partagée, la plus loyale des rencontres.
Il faut mourir aimable (si on le peut)
Le terme d'« autobiographie » est impropre, malgré une certaine crudité dans le ton, une exposition de soi dont on a pas l'habitude avec Auster, il n'utilise pas le « je », se mettant à distance à la deuxième personne, l'écrivain descend de sa tour d'ivoire, il est un homme comme les autres. Dans ce texte il fait « l'inventaire des cicatrices » qui sont des « marques de vie », « les lettres d'un alphabet secret qui raconte l'histoire de la personne que tu es (...) ». Le corps se heurtant au monde et le corps abrité, il fait donc aussi l'inventaire de tous les lieux, maisons, appartements, studios ou mansardes où il a pu habiter depuis sa naissance. Il évoque à la fois l'enfance et la vieillesse, les femmes dont il a été amoureux et la mort qui frappe comme un éclair (il évoque la disparition de ses parents). Il ne parle pour ainsi dire pas de son métier d'écrivain, ni de littérature, sa recherche avec ce texte est la suivante : « tenter d'examiner les sensations qui te viennent de vivre dans ce corps depuis le premier jour où tu te souviens de t'être senti vivant jusqu'à aujourd'hui. (…) une phénoménologie de la respiration ». Il nous livre donc une expérience subjective, une oscillation intérieure entre la souffrance et la joie, non pas celle d'un pur esprit, d'un intellectuel qui écrit la plupart du temps sur sa vie intérieure, mais celle d'une chair vivante, palpitante, et dont la respiration même peut être parfois menacée. L'objet littéraire qu'il nous livre a donc une forme fragmentaire, il utilise la « syncope » en rentrant souvent en conflit avec l'ordre chronologique - d'un paragraphe l'autre on peut faire un bon sur plusieurs décennies -, et de la même manière, s'exposant au lecteur, en nous livrant beaucoup de choses sur lui-même, il se « partage » en nous permettant de nous reconnaître en partie dans ce qu'il écrit, mettant en « mots » ce que nous ne faisions que « ressentir ». « Il ne fait aucun doute que tu es un individu imparfait et blessé, un homme qui porte en lui une blessure depuis le tout début (pourquoi sinon, aurais-tu passé toute ta vie d'adulte à verser ce sang de mots sur une page?), et les avantages que tu retires de l'alcool et du tabac te servent de béquilles pour que ton moi puisse tenir debout et se déplacer dans le monde. De l'automédication (...) ».
Quand on ne pleure pas on fait des crises de panique, quand on écrit, et c'est toujours une douleur, on peut avoir l'impression que cela efface nos souffrances, mais rien ne s'efface jamais, le saignement est permanent, l'écriture un travail interminable qui nous relie au monde. Auster vous emporte totalement en conteur hors pair, son écriture est musicale, elle suit la cadence du sang qui coule dans ses veines, nous exposant l'horreur et le merveilleux, « dans la fissure ouverte entre le monde et le mot, dans le gouffre qui sépare la vie humaine de la capacité à comprendre ou à exprimer la vérité de la vie humaine ». Nous sommes nos corps.