En cours de chargement...
Texte intégral révisé suivi d'une biographie de Charles-Ferdinand Ramuz. "Il y a chez Ramuz du primitif, du témoin de l'Ancien Testament, de l'inspiré naïf et à la fois très affiné par une longue culture du poétique et du mystique. Comme si "La Grande Peur dans la montagne" trouvait sa force tout ensemble dans l'effroi viscéral de l'être nu, brut, sans défense, et dans l'intuition élaborée et savante de l'angoisse spirituelle et des ressources hallucinatoires de la crainte.
Avec cette façon si étrange de mêler la nature et le surnaturel, le là et l'au-delà, pour revenir à la définition de Roger Caillois. L'arme affûtée de l'art fantastique. Une rhétorique peu évidente, logiquement mal définissable et pourtant visible, audible, touchable, parce que ce sont premièrement les sens qu'elle atteint, et qu'elle entretient ensuite dans un état d'alerte obsédant et incantatoire.
Car l'incantation porte la peur, de part en part du roman, et c'est sur le rythme de la répétition que se déroule cette épopée triste, comme une chronique lamentable de l'échec, de la désillusion et de la mort. Puisque telle est l'issue de "La Grande Peur", et avec elle la liste des morts qui clôt le roman de sa sobriété poignante, le romancier prophète nous réservant, en classique, la morale explicite pour la fin, quand tout a basculé dans la défaite: "...
c'est que la montagne a ses idées à elle, c'est que la montagne a ses volontés." De sorte que l'énumération funèbre des disparus et cette sombre sentence ferment moins cette histoire qu'elles ne l'ouvrent sur un avertissement lourd, et solennel, qui retentit en nous, une fois encore, comme une Parole revenue du fond des âges sacrés." (- Jacques Chessex).
Un classique dont il faut se régaler
Cela fait vingt ans, depuis une sombre et mystérieuse histoire dont les témoins refusent de parler, que plus personne ne monte à l’alpage maudit de Sasseneire, à 2300 mètres d’altitude et quatre heures de marche au-dessus du village. Pourtant, l’on manque de pâturages pour vivre convenablement. Alors, malgré les peurs et les avertissements des anciens, le maire réussit à rallier les plus jeunes à son projet d’emmener quelques vaches là-haut, à la prochaine estive. En juin, ils sont sept, six hommes et un jeune garçon, à s’installer pour l’été dans le chalet de Sasseneire, pour s’occuper du troupeau. Le climat, pollué par les superstitions, est déjà à l’inquiétude. Il vire à une franche peur, lorsque la maladie se met à ravager le troupeau, semblant prouver la vieille malédiction, et coinçant le petit groupe en quarantaine, à la merci des diableries qu’abritent ce coin de montagne.
L’histoire est admirablement contée. Et c’est suspendu à ses mots que le lecteur se retrouve immergé dans le monde paysan et les montagnes du canton de Vaud, en Suisse, au début du siècle dernier. L’atmosphère restituée avec soin est prégnante, les personnages finement observés et criants de vérité, tandis que le style narratif, emprunté avec naturel aux protagonistes, restitue au plus près mentalités et réactions, dans une évocation des plus vivantes. Le sentiment d’une menace, d’autant plus troublante qu’impalpable, imprègne le texte dès son incipit, et c’est avec la certitude d’un drame à venir que l’on avance avec angoisse dans ce récit habilement tendu jusqu’à son dénouement.
Au travers de cette narration, que l’on imagine sans peine faire trembler son auditoire dans la lumière dansante du feu à la veillée, Ramuz nous conte les peurs anciennes des hommes dans une nature aussi grandiose qu’écrasante, les croyances et les superstitions nées de l’ignorance et de l’impuissance, l’irrationalité des comportements face à la mort, au danger et à l’inconnu. La montagne, avec ses beautés et ses traîtrises, est la grande prêtresse de cette histoire dont elle a le dernier mot, semblant se gausser des petitesses humaines et jouer à plaisir avec les nerfs de ses habitants.
La puissance d’évocation de la nature, la justesse d’observation des personnages du cru, et la singularité de la langue, travaillée pour restituer l’essence du pays vaudois, font de ce roman un des plus grands classiques de Ramuz, sans doute pour ce canton suisse ce que Pagnol est à la Provence.