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colonialisme
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féodalisme
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effets positifs de la colonisation
Enorme déception, car l'auteure annonçait des documents inédits et explosifs trouvés dans les archives françaises. En réalité, ce n'est qu'un troisième récit familial, fondé sur les deux versions précédentes, écrites par des Bengana, et sur les histoires racontées par maman (5 ans à l'époque des faits). Aucune critique des panégyriques utilisés et abondamment cités (présentés à tort comme des travaux historiques) et peu de sources externes à la famille, comme l'atteste d'extrême indigence du corps de notes et de la bibliographie.
J'ai été très déçue de ne pas trouver
de détails sur le fonctionnement interne d'une tribu : arbres généalogiques, politique matrimoniale, organigrammes, répartition des fonctions et des titres, concurrences entre les membres, manière dont l'administration française privilégiait les candidats les plus favorables et en même temps acceptables, etc.
J'ai été très surprise que l'épisode le plus important de l'histoire de cette famille, celui de l'allégeance à la France de Mhamed Ben Bouaziz Bengana n'ait étérelaté qu'en une dizaine de lignes et de manière aussi floue. Une nécessité de transhumance des troupeaux et des tribus est évoquée très très vaguement et rien sur la possibilité de rallier l'Emir Abdelkader plutôt que la France.
De même, je m'étonnais des déclarations de l'auteure sur une la résistance et de rudes combats des Bengana pendant 10 ans avant leur ralliement à la France... il n'est pas question de combats contre la France, mais seulement contre d'autres tribus. Nuance de taille quand on revendique la "noblesse des armes".
Par ailleurs, le principal problème, à mes yeux, est que les documents d'archives sont simplement transcrits, sans qu'on puisse savoir si le texte est intégral ou partiel, et sans cotes auxquelles le lecteur ou l'historien pourrait se référer. Pas de reproduction en annexes de ces documents qui auraient pourtant constitué le seul intérêt de ce livre témoignage. Pas de documents privés de la famille non plus, comme une correspondance avec les grands de ce monde (quel crédit accorder à "l'amitié avec Churchill" selon les dires de maman et qu'est-ce que l'amitié de Churchill pour un chef arabe ?)
Je regrette également l'absence de contextualisation des faits et de la vie du personnage. Le lecteur aurait aimé comparer les actions et positions de Bouaziz Bengana avec celles de ses contemporains en cette époque foisonnante et passionnante : l'Emir Khaled, Ferhat Abbas, Mohammed-Salah Bendjelloul, Abdelhamid Benbadis, Messali Hadj, etc. Par exemple, il fonde une association caritative en faveur de l'instruction des musulmans en 1938. L'auteure y trouve une noble préoccupation pour ses semblables Algériens, prémices d'un sentiment nationaliste, mais en 1938, nous sommes près de 20 ans après le début de ce type d'actions par l'Association des oulémas et les Jeunes Algériens. Les écoles libres des Oulémas ont déjà formé une génération d'Algériens. D'ailleurs sur le fond, son intervention vise à développer un enseignement arabe public français pour contrecarrer les écoles libres des Oulémas, comme le souhaite le Gouverneur général. Nous sommes surtout après le Congrès musulman de 1936, qui revendiquait "Paix, pain et liberté". Cet événement, pourtant majeur dans l'histoire de l'Algérie et de la France en Algérie, n'est même pas évoqué.
L'auteure présente le programme social présenté en Commission des réformes en 1944 comme un engagement courageux de son aieül. Il importe ici de rappeler que Ferhat Abbas vient de soumettre à la même Commission une liste de propositions politiques tirées du Manifeste du peuple algérien, dont celle d’un gouvernement paritaire de l’Algérie par 4 Français et 4 Musulmans. Il est envoyé en résidence forcée dans le Sud. Bouaziz Bengana s'en tient donc à des propositions sociales et économiques consensuelles, se gardant d'aborder les questions de citoyenneté, de représentation politique et d'égalité et endosse parfaitement le rôle que lui a assigné l'administration coloniale… mais il est déjà dépassé par les aspirations des Algériens de son époque, pour lesquels le pain ne suffit plus.
Pas de contextualisation non plus du conflit ancien qui l'oppose au Parti communiste algérien : pas un mot sur le supplice de Chebbah El Mekki et la répression des militants communistes par exemple. Comment comprendre le retournement de Bouaziz Bengana sans évoquer la puissance du Parti communiste au lendemain de la Libération (2e parti de France, présent au gouvernement) ? L'auteure se garde également de détailler la nature des accusations portées contre lui, qu'elle qualifie simplement de "diffamation". Il est accusé, à la Libération, de trafic de blé pendant la guerre. Cette accusation est assez sérieuse pour que l'Administration y prête foi, comme l'exprime le Gouverneur Chataigneau dans la note urgente au général De Gaulle transcrite dans le livre, et le lâche, ce qui l'oblige à chercher la protection d'autres acteurs, sa sécurité personnelle étant menacée (ce qui donne une idée de la réalité de sa puissance). Comment comprendre cette peur sans rappeler les règlements de comptes et les violences qui accompagnent la Libération en 1944 sur le territoire métropolitain et sans rappeler les déclarations du Conseil national de la résistance sur la confiscation des bénéfices du marché noir ? C'est cela que l'auteure appelle un "retournement politique", fondement de sa théorie d'un assassinat par les autorités françaises. Or, cette note dit tout autre chose : devant le problème d'un éventuel changement d'orientation de Bouaziz Bengana, le gouverneur général demande une intervention auprès du Parti communiste à Paris, pour faire cesser la campagne de presse. De plus, si elle insiste sur la mention "confidentiel et urgent" (ce qui montre sa méconnaissance des fonds d'archives), le document est daté de décembre 1944, pour un assassinat en juin 1945 alors que Bouaziz Bengana n'a pas appelé à la rébellion et que les tribus sous son autorité sont restées passives lors des émeutes de Sétif et Guelma en mai 1945. Il aurait donc été assassiné alors qu'il avait, une fois de plus, prouvé sa fidélité à la France. L'analyse du document présenté comme une preuve de la théorie d'un assassinat a tendance à l'invalider en réalité. Pas impossible, mais peu convaincant.
Le drame de ce personnage est de s'accrocher à un vieux titre tribal sans plus de valeur dans une IIIe République qui a consacré les communes et les départements. Même dans son fief, dans les Territoires du Sud, sous régime militaire, Biskra est une commune, où les hommes influents sont le Dr Saadane et Tayeb el Okbi. Ses contemporains fils de bachaghas et de caïds ont investi des fonctions électives et les structures représentatives (époque de la Fédération des élus musulmans). A son époque, il est un homme du passé. C'est son fils qui sera élu, avec une guerre de retard.
Ce récit amène à la conclusion suivante : personnage sans envergure nationale et historique, mais monographie intéressante sur le déclin d'un chef traditionnel dépassé par son époque et sur la façon dont une famille se construit des légendes pour faire face à l'opprobre d'une Algérie construite sur le mythe d'une résistance permanente de 1830 à 1962. Au lieu des reproductions d'archives attendues, on a des photos de famille dont on ne perçoit pas vraiment l'utilité pour le lecteur et qui laissent penser que ce livre est destiné à la famille, dont le nom est encore aujourd'hui difficile à porter en Algérie, car associé à la lâcheté et à la compromission. Ce livre a créé une polémique disproportionnée en Algérie où pourtant, il serait temps d'entendre les voix de ceux qui n'étaient pas du bon côté du nationalisme et qui sont aujourd'hui des Algériens au même titre que les autres. Il serait temps de les entendre sans travestissement, sans les rattacher à un mouvement national auquel ils n'adhéraient pas et sans les doter de la clairvoyance qui leur a manqué.
Enfin, il y a lieu de s'interroger sur le timing. Ce livre est paru en pleine campagne des primaires de la droite, donnée alors gagnante de la présidentielle, alors que l'auteure ne cachait pas son soutien à François Fillon et qu'elle se présentait comme représentante des Franco-algériens. D'ailleurs, le personnage principal de ce livre est l'auteure, qui explique longuement son engagement et sa fidélité (héritée) à la France.
Merci pour ce livre
Madame,
Ce beau soleil me fournit l’occasion de vous écrire, enfin, pour vous témoigner mes remerciements. J’ai pris, en effet, grand plaisir à la lecture de votre ouvrage qui constitue un bel acte de courage.
Mais je souhaiterais exprimer, avant toute chose, une pensée pour votre mère, par respect pour les affres qu’elle a dû endurer en conservant votre secret de famille. S’en ouvrir à vous, ses enfants, lui a allégé le poids de la connaissance de ce crime ; vous voir écrire et publier votre récit lui aura apporté un apaisement tardif et ce n’est que justice.
J’ai trouvé très intéressante la lumière apportée aux épisodes de la guerre de conquête du beylik de Constantine par les Français. Les incertitudes, les retournements de situation, les revirements tactiques sont le propre de toute histoire qui se fait. Je ne peux m’empêcher de songer à un passage de De Gaulle pour qui « c’est dans la contingence qu’on bâtit l’action ». C’est naturellement de la confrontation aux circonstances que s’est déployée l’action de vos ancêtres au temps du bey et il est besoin d’une mauvaise foi redoublée pour soutenir la thèse inepte de la trahison.
Des positions de pouvoir actuelles, fondées sur des falsifications, des omissions et des mystifications historiques balisent malheureusement notre époque à Alger (et au-delà). Vous en avez d’ailleurs été victime, à ce que j’ai pu percevoir dans votre démarche à l’ENTV et à Constantine.
Votre hypothèse d’un crime d’Etat en 1945 dans le contexte de rivalité des puissances au Maghreb et de quête de l’or noir paraît remarquablement fondée. Un crime dont la décision dépasse de loin le gouvernorat général de l’époque et qui ne peut que remonter au sommet de l’Etat. Les historiens, et ils sont légions ces dernières années à avoir écrit sur mai-juin 1945, abordent assez peu les ressorts et le contexte politique international de la grande répression et des massacres en Algérie. Et pourtant la conjoncture, le contexte de la fin de la guerre en Europe ont pesé de tout leur poids dans cette décision. De Gaulle, très peu loquace sur cette affaire dans ses mémoires, ne fait-il pas pour autant un aveu a contrario où il parle de la Syrie comme ayant filé des doigts des Français par suite de manœuvres britanniques à ce moment-là ? En tout cas, il paraît probable que c’est lui qui ait pris cette décision de grande répression en toute connaissance de cause, et que idem pour Monsieur Bengana, assassiné pour raison d’Etat.
En vous souhaitant vous voir écrire ce volume sur les Bengana pendant la guerre d’Algérie, je vous prie d’agréer, Madame, l’expression de ma profonde gratitude pour votre démarche.