Chroniques. 1931-1954

" Fût-il écrit à l'écart de son grand œuvre, le moindre article offre à un écrivain l'occasion de tout révéler : son intelligence, son regard, ses convictions intimes et ce qui remplit sa boîte à outils. Dans ses chroniques, Paul Morand possède cette transparence essentielle. Pays, visages et souvenirs défilent sans que nous cessions de le rencontrer, immuable, presque immobile, revenu de tout pour aller plus vite ailleurs, sur une Terre incapable de le décharmer. Un match de basket-ball en terre biblique offre le même mystère millénaire que l'écoute de la Septième de Beethoven, sur le gramophone d'un bivouac, dans la nuit d'un village nigérien ; un séisme - Mexique ou Japon, il a connu les deux - possède la nervosité tétanique du ballet des vieux taxis londoniens ; aux " petits pas secs et compassés " de sa chatte chinchilla répond le bourdon d'un appareil sorti du pont d'un porte-avions, dans la baie de Manille, "comme une mouche d'argent d'une fleur de fer ". Dégagées des obligations d'une forme, les chroniques de Morand ont cette grâce de la confidence que ses essais n'atteignent que par instants. Plus vagabondes que ses récits de voyage, plus impromptues que ses fictions, elles s'affranchissent de tout et pétillent de liberté. De là son brio quand il traite ce qui ne se remarque plus à force d'être côtoyé : le chat, la maison, le feu dans l'âtre, la lumière de la forêt en été, le plat du jour. Il voit tout avec un œil de rapace. Sa nature le poussait à la retenue ; les chroniques l'auront, un temps, forcé à se découvrir. Elles ont ce côté révélateur des grandes demeures où chaque pièce, dans la patine et l'achèvement du confort, offre le portrait du maître de maison. En laissant voir son univers, et d'abord la France, au travers de son regard privilégié, Morand révèle les manières du monde qu'il a vu disparaître. " J.-F. Fogel