Un vieillard, que ses forces déclinantes ont empêché de partir avec les autres habitants du village, se retrouve seul pour affronter la sécheresse et la famine. Avec son chien aveugle, il tente de survivre, quelques jours, des semaines, puis des mois, luttant contre un soleil de plomb, une invasion de rats et même une horde de loups. Son seul gage d’avenir est de réussir à faire pousser, coûte que coûte, son ultime pied de maïs.
Le vieil homme, le chien et le pied de maïs : tel aurait pu être le titre de cette fable, que, connaissant la dissidence politique de Yan Lianke en Chine,
il n’est pas très difficile de deviner lourde de sens.
Au premier degré, le récit est un conte tragique, aux consonances presque fantastiques. Deux pauvres créatures, de plus en plus exsangues, se retrouvent en butte à une série d’épreuves et de calamités d’une ampleur absolument inédite et dévastatrice. Quand tout le monde a fui, tous deux résistent avec l’énergie du désespoir, compensant leur faiblesse par leur détermination et leur ruse, repoussant jour après jour une échéance que tout désigne pourtant inéluctable. A la stérilité soudaine de leur terre, asséchée par l’implacabilité quasi surnaturelle d’un astre chauffé à blanc, s’ajoutent les féroces attaques d’ennemis organisés en bandes : sournoise marée de rats peu ragoûtants, dévastant tout son son passage ; sanguinaire horde de loups resserrant inexorablement son machiavélique et terrifiant encerclement. Luttant pied à pied dans un combat de chaque instant qui les emmène insensiblement vers demain, le vieillard et le chien unissent leurs efforts pour sauver la fragile pousse verte qui doit laisser une chance à l’avenir, si ce n’est le leur, peut-être au moins celui de la génération suivante, si jamais elle revient un jour au village.
C’est ainsi que derrière la silhouette du vieil homme solitairement obstiné à sauver son pied de maïs pour de futures semences, finit par s’imposer l'image de l’écrivain, s’évertuant à préserver de l’étouffement la modeste pousse de liberté qu’est sa parole dans le chaos et la violence de l’oppression, avec l’espoir qu’elle essaime et trouve un jour une relève, pour peu que tous les intellectuels de Chine osent faire de même.
Acte de foi en l’inaliénabilité fondamentale de la liberté, ce texte magnifique d’espoir et de poésie, porté par une langue de toute beauté, est un bouquet d’émotions sur l’autel de l’humanité bafouée par l’oppression. C’est aussi une œuvre admirable de courage, qui par bien des aspects, m’a fait penser à celles d’Ahmet Altan. L’un comme l’autre, ces deux écrivains continuent à faire entendre leur voix, malgré l’oppression subie dans leur pays respectif. Coup de coeur.
Les jours, les mois, les années
Il plane sur ce roman un parfum d’amertume, comme une boule de colère qui resterait coincée au fond de la gorge, une colère impuissante.
C’est qu’il est beau ce roman. Dans un village de montagne isolé survient une sécheresse à ce point violente que tous les habitants fuient. Tous sauf un, l’aïeul. L’aïeul et un chien aveugle. S’ensuivent alors des jours, des mois et des années terribles. Il y a la recherche de l’eau pour ces gueules assoiffées, la recherche de nourriture pour ces ventres affamés, la quête d’un sens pour ces âmes faites du bois solide de la persévérance.
C’est qu’il est doté d’une puissance d’évocation ce roman. Tout y vit, tout y vibre, tout y a couleur et parfum. La nature profonde de la montagne y côtoie la nature profonde des cœurs et des corps. On évolue dans ce décor en décomposition à la manière d’un aveugle guidé par un maitre empreint d’une énergie cosmique et physique.
C’est qu’il est magnifique ce roman. L’écriture est parsemée d’éclats de poésie, comme un ciel punaisé d’étoiles. La lumière du soleil se pèse en grammes, les sentiments ont une odeur, les luttes pour la survie ont de la couleur.
C’est qu’il est fort ce roman, et douloureux. 150 pages parcourues d’envie, de désirs et de folie. 150 pages qui viennent pincer le cœur du lecteur impliqué par l’histoire qu’il fait sienne puisque l’universalité…
Du début à la fin, ce morceau de terre, ce territoire fondu par la chaleur, devient notre terre, et cet homme, l’aïeul, notre père.