« L’argent est fiction ». Pas seulement en tant que convention basée sur la confiance, mais aussi parce qu’il donne à ceux qui le détiennent le pouvoir de « tordre la réalité autour [d’eux] ». Dans ce second roman virtuosement construit qui lui a valu le prestigieux prix Pulitzer, l’auteur américano-argentin Hernan Diaz se joue des mirages de l’argent, dénonçant ses mensonges hypnotiques – « Trust » : aie confiance, susurrait le serpent Kaa à Mowgli – et la mystification du Rêve américain.
Nous sommes à Wall Street dans les années 1920, avec pour toile de fond la croissance et l’insouciance des Années folles, leur folie spéculative et, finalement, le krach boursier de 1929. Méprisant l’industrie et le négoce pour leur préférer la finance, la magie des chiffres et la fascination de l’argent, Benjamin Rask investit en bourse l’intégralité de l’immense fortune bâtie dans le tabac par les précédentes générations de sa famille. Son habileté est telle qu’il réussit même à profiter du krach pour s’enrichir encore, laissant son épouse Helen jouer les bonnes fées à travers ses oeuvres de bienfaisance et son mécénat pour la musique. Mais, gravement malade, Helen meurt dans un établissement de soins en Suisse.
Cette histoire, Hernan Diaz va nous la raconter quatre fois, en quatre parties au style très différent présentant chacune la version de quatre personnages. La première prend la forme d’un roman à clés écrit peu après la mort d’Helen et dans la tradition de l’époque par un certain Harold Vanner. L’écrivain a-t-il, à des fins romanesques, pris des libertés avec la réalité ? Toujours est-il que son ouvrage diverge sensiblement de la version présentée ensuite, un manuscrit encore en chantier intitulé « Ma vie » et rédigé à la première personne, non sans froide infatuation, par le grand financier lui-même, de son vrai nom Andrew Bevel. Il faut attendre la troisième partie pour comprendre que cette ébauche de texte a en réalité été écrite sur commande par Ida Bartenza, alors une jeune femme, qui revient de nos jours sur la genèse de cette biographie et sur ses questionnements quant au vrai visage des Bevel. Devenue écrivain à succès, elle mène l’enquête. Sa découverte du journal oublié et quasi illisible de Mildred Bevel nous livre un ultime point de vue, elliptique et frappé au coin de la maladie, mais qui renverse pourtant l’échafaudage du récit en le faisant apparaître sous un prisme totalement nouveau.
Ces quatre narrations à la fiabilité d’évidence discutable laissent entrevoir les processus de mystification à l’oeuvre, non pas seulement dans la constitution des mémoires individuelles, pleines d’approximations et de partis pris, mais aussi à l’échelle de la mémoire collective, celle qui enregistre le sens de l’Histoire. Critique de l’histoire des Etats-Unis, d’une finance déconnectée de la réalité économique, d’un dieu argent qui a trouvé « sa ville sainte » à Manhattan et sa religion dans le Rêve américain, cet ouvrage protéiforme qui multiplie les narrateurs et les points de vue, métamorphosant chaque fois son style, est riche de plus d’un niveau de lecture. C’est aussi un roman féministe, qui restitue aux femmes ce que l’histoire et la littérature leur a volé en ne les représentant longtemps que dans leurs rôles assignés : épouses, secrétaires, victimes, mais surtout pas magnats de la finance. Enfin, l’on pourra encore y voir une formidable réflexion sur la puissance de la fiction : « Rendez-vous compte. Les événements imaginaires de cette fiction ont une présence plus forte dans la réalité que les faits avérés de ma vie », s’exclame un des personnages.
Audacieux dans sa construction sans jamais perdre en limpidité, remarquable dans sa capacité à métamorphoser son style au gré des narrateurs, Trust est un roman aussi riche que passionnant, en tous les cas une formidable invitation à la réflexion et à l’esprit critique - dispositions plus que jamais vitales dans un monde où fiction et virtuel n’ont pas fini de jouer à paraître plus vrais que la réalité.
« L’argent est fiction ». Pas seulement en tant que convention basée sur la confiance, mais aussi parce qu’il donne à ceux qui le détiennent le pouvoir de « tordre la réalité autour [d’eux] ». Dans ce second roman virtuosement construit qui lui a valu le prestigieux prix Pulitzer, l’auteur américano-argentin Hernan Diaz se joue des mirages de l’argent, dénonçant ses mensonges hypnotiques – « Trust » : aie confiance, susurrait le serpent Kaa à Mowgli – et la mystification du Rêve américain.
Nous sommes à Wall Street dans les années 1920, avec pour toile de fond la croissance et l’insouciance des Années folles, leur folie spéculative et, finalement, le krach boursier de 1929. Méprisant l’industrie et le négoce pour leur préférer la finance, la magie des chiffres et la fascination de l’argent, Benjamin Rask investit en bourse l’intégralité de l’immense fortune bâtie dans le tabac par les précédentes générations de sa famille. Son habileté est telle qu’il réussit même à profiter du krach pour s’enrichir encore, laissant son épouse Helen jouer les bonnes fées à travers ses oeuvres de bienfaisance et son mécénat pour la musique. Mais, gravement malade, Helen meurt dans un établissement de soins en Suisse.
Cette histoire, Hernan Diaz va nous la raconter quatre fois, en quatre parties au style très différent présentant chacune la version de quatre personnages. La première prend la forme d’un roman à clés écrit peu après la mort d’Helen et dans la tradition de l’époque par un certain Harold Vanner. L’écrivain a-t-il, à des fins romanesques, pris des libertés avec la réalité ? Toujours est-il que son ouvrage diverge sensiblement de la version présentée ensuite, un manuscrit encore en chantier intitulé « Ma vie » et rédigé à la première personne, non sans froide infatuation, par le grand financier lui-même, de son vrai nom Andrew Bevel. Il faut attendre la troisième partie pour comprendre que cette ébauche de texte a en réalité été écrite sur commande par Ida Bartenza, alors une jeune femme, qui revient de nos jours sur la genèse de cette biographie et sur ses questionnements quant au vrai visage des Bevel. Devenue écrivain à succès, elle mène l’enquête. Sa découverte du journal oublié et quasi illisible de Mildred Bevel nous livre un ultime point de vue, elliptique et frappé au coin de la maladie, mais qui renverse pourtant l’échafaudage du récit en le faisant apparaître sous un prisme totalement nouveau.
Ces quatre narrations à la fiabilité d’évidence discutable laissent entrevoir les processus de mystification à l’oeuvre, non pas seulement dans la constitution des mémoires individuelles, pleines d’approximations et de partis pris, mais aussi à l’échelle de la mémoire collective, celle qui enregistre le sens de l’Histoire. Critique de l’histoire des Etats-Unis, d’une finance déconnectée de la réalité économique, d’un dieu argent qui a trouvé « sa ville sainte » à Manhattan et sa religion dans le Rêve américain, cet ouvrage protéiforme qui multiplie les narrateurs et les points de vue, métamorphosant chaque fois son style, est riche de plus d’un niveau de lecture. C’est aussi un roman féministe, qui restitue aux femmes ce que l’histoire et la littérature leur a volé en ne les représentant longtemps que dans leurs rôles assignés : épouses, secrétaires, victimes, mais surtout pas magnats de la finance. Enfin, l’on pourra encore y voir une formidable réflexion sur la puissance de la fiction : « Rendez-vous compte. Les événements imaginaires de cette fiction ont une présence plus forte dans la réalité que les faits avérés de ma vie », s’exclame un des personnages.
Audacieux dans sa construction sans jamais perdre en limpidité, remarquable dans sa capacité à métamorphoser son style au gré des narrateurs, Trust est un roman aussi riche que passionnant, en tous les cas une formidable invitation à la réflexion et à l’esprit critique - dispositions plus que jamais vitales dans un monde où fiction et virtuel n’ont pas fini de jouer à paraître plus vrais que la réalité.