Après Matrix où l’Angleterre du XIIe siècle et un personnage librement inspiré de la poète Marie de France servaient une fable féministe ancrée dans le rejet d’une société insupportable et violente, Lauren Groff poursuit sa trilogie sur les errements au cours des siècles d’une civilisation occidentale malade de ses désirs sur le monde avec une nouvelle héroïne en rupture de ban, une servante qui, vers 1609, fuit Jamestown, première colonie anglaise sur le sol des futurs Etats-Unis.
Au coeur d’une nuit d’hiver sombre et glacée, une petite silhouette encapuchonnée quitte furtivement un fort anglais pour s’élancer, la peur au ventre et la besace bien vide face au froid, la faim et les multiples dangers de la forêt sauvage, dans une fuite éperdue dont l’urgence immédiate est d’échapper à un mortel poursuivant. Commencent une course effrénée, toujours plus loin d’on ne sait encore quelle monstruosité des hommes, et le récit d’une survie au jour le jour, à gratter l’écorce des arbres pour se nourrir de mousses et de larves entre menus gibiers et poissons gelés, à redouter ours et Indiens même si, comparés à ceux qu’elle fuit, les plus dangereux ne sont pas les plus « sauvages », enfin à surmonter les mille épreuves d’un quotidien ramené à un corps-à-corps des plus physiques avec une nature âpre et hostile.
Dans cette aventure où la solitude et la souffrance prennent aussi le goût enivrant de la liberté, l’hostilité de la nature s’avérant de toute façon préférable à la violence des hommes, les souvenirs affluent pour ne raconter qu’une existence malheureuse : sa petite enfance abandonnée aux soins d’un asile de pauvres, sa vie de domestique chez une riche famille anglaise et, sans qu’on lui demande son avis, son embarquement pour le Nouveau Monde et son installation avec ses maîtres dans une petite colonie terrée au sein d’un fort en proie à la famine, la maladie et la plus complète déréliction. En choisissant le point de vue de cette laissée-pour-compte, amenée à préférer fuir dans une nature encore intacte plutôt que de continuer à subir l’insupportable auprès de ses semblables, ce sont ni plus ni moins que les mythologies du progrès civilisationnel, et en particulier celle de la conquête du Nord américain, que ce récit prend à rebours dans un questionnement aux résonances très actuelles.
Si les jours passent et se ressemblent ici dans l’unique obsession de la survie et de la souffrance du corps entre faim, froid et épuisement, les péripéties ne s’en accumulent pas moins, excluant l’ennui, dans une tension de tous les instants. Cette prééminence très physique des besoins élémentaires n’empêche pas pour autant les questionnements existentiels et le tour de force d’une profondeur se profilant au détour de presque rien. Mais c’est la magnificence de la langue et de sa traduction, envoûtante d’expressivité, de musicalité et d’onirisme sous les fausses tournures du XVIIe siècle - une Carole Martinez version américaine ? -, qui achève de conquérir le lecteur.
Experte à tirer de l’Histoire de fort parlants contes politiques et écoféministes, Lauren Groff dispose d’une arme imparable : l’immense séduction d’une plume superbement travaillée. Coup de coeur.
Après Matrix où l’Angleterre du XIIe siècle et un personnage librement inspiré de la poète Marie de France servaient une fable féministe ancrée dans le rejet d’une société insupportable et violente, Lauren Groff poursuit sa trilogie sur les errements au cours des siècles d’une civilisation occidentale malade de ses désirs sur le monde avec une nouvelle héroïne en rupture de ban, une servante qui, vers 1609, fuit Jamestown, première colonie anglaise sur le sol des futurs Etats-Unis.
Au coeur d’une nuit d’hiver sombre et glacée, une petite silhouette encapuchonnée quitte furtivement un fort anglais pour s’élancer, la peur au ventre et la besace bien vide face au froid, la faim et les multiples dangers de la forêt sauvage, dans une fuite éperdue dont l’urgence immédiate est d’échapper à un mortel poursuivant. Commencent une course effrénée, toujours plus loin d’on ne sait encore quelle monstruosité des hommes, et le récit d’une survie au jour le jour, à gratter l’écorce des arbres pour se nourrir de mousses et de larves entre menus gibiers et poissons gelés, à redouter ours et Indiens même si, comparés à ceux qu’elle fuit, les plus dangereux ne sont pas les plus « sauvages », enfin à surmonter les mille épreuves d’un quotidien ramené à un corps-à-corps des plus physiques avec une nature âpre et hostile.
Dans cette aventure où la solitude et la souffrance prennent aussi le goût enivrant de la liberté, l’hostilité de la nature s’avérant de toute façon préférable à la violence des hommes, les souvenirs affluent pour ne raconter qu’une existence malheureuse : sa petite enfance abandonnée aux soins d’un asile de pauvres, sa vie de domestique chez une riche famille anglaise et, sans qu’on lui demande son avis, son embarquement pour le Nouveau Monde et son installation avec ses maîtres dans une petite colonie terrée au sein d’un fort en proie à la famine, la maladie et la plus complète déréliction. En choisissant le point de vue de cette laissée-pour-compte, amenée à préférer fuir dans une nature encore intacte plutôt que de continuer à subir l’insupportable auprès de ses semblables, ce sont ni plus ni moins que les mythologies du progrès civilisationnel, et en particulier celle de la conquête du Nord américain, que ce récit prend à rebours dans un questionnement aux résonances très actuelles.
Si les jours passent et se ressemblent ici dans l’unique obsession de la survie et de la souffrance du corps entre faim, froid et épuisement, les péripéties ne s’en accumulent pas moins, excluant l’ennui, dans une tension de tous les instants. Cette prééminence très physique des besoins élémentaires n’empêche pas pour autant les questionnements existentiels et le tour de force d’une profondeur se profilant au détour de presque rien. Mais c’est la magnificence de la langue et de sa traduction, envoûtante d’expressivité, de musicalité et d’onirisme sous les fausses tournures du XVIIe siècle - une Carole Martinez version américaine ? -, qui achève de conquérir le lecteur.
Experte à tirer de l’Histoire de fort parlants contes politiques et écoféministes, Lauren Groff dispose d’une arme imparable : l’immense séduction d’une plume superbement travaillée. Coup de coeur.