Les mouches bleues est un roman, mais l’histoire est vraie. Elle est celle d’Aleksander Kulisiewicz, un homme polonais, déporté au camp de Sachsenhausen, près de Berlin.
« Gardez-vous de demander du temps, avait affirmé un auteur français, appelé Mirabeau, le malheur n’en accorde jamais. Je l’avais écrit à propos des nazis qui avaient envahi la Pologne. » (p. 25) Mais ce sont deux feuillets, publiés dans un journal militant, qui ont alerté la Gestapo. Le jeune homme de 21 ans avait écrit que le beurre avait plus de raison qu’Hitler et il avait signé son texte de son
vrai nom. « Genug Hitler ! Hein Butter ! » (p. 42) Quatre mots : six ans en camp de la mort.
Le récit commence par le voyage en train. « Et quand tout était gut, le convoi bourré de tripes pilées par la peur s’ébranlait ». (p. 17) Pendant ce trajet de l’effroi, « une vieille chanson de Silésie racontant la tristesse d’une mère qui attendait le retour de son fils » (p. 26) s’élève dans le wagon. Elle est suivie par Le chant des Tziganes. Ce moment d’union entre les déportés reste gravé en Alex.
Lors de son arrivée au camp, il ne devient plus qu’un numéro et un triangle. Le sien est rouge, la couleur des opposants politiques. « A perte de vue, un alignement de baraques uniformes, une place immense où fourmillent des milliers de prisonniers dans des tenues rayées ». (p. 38) Les SS ne maltraitent pas des semblables, mais des triangles. Dès son arrivée, tous les hommes sont réunis, dans la cour d’appel, pour entendre le règlement. Ils sont forcés de regarder les démonstrations des sévices qui les guettent, ils sont obligés de garder les yeux ouverts sur les tortures infligées. « Le supplice se déroule en musique, cymbales, trompettes et cuivre ; le nazi aime la fanfare, elle lui tire les larmes des yeux, gonfle son cœur de mélancolie ». (p. 37) Alex fait le vide en lui et remplace les vociférations allemandes par la chanson de Silésie.
Dès le premier jour, Alex décide de tout noter, dans sa tête, pour transmettre ce qu’il vit et ce qu’il voit. Il retient le pire et le meilleur, comme, par exemple, la main tendue de Piotr, son voisin de châlit, qui, le premier soir, lui a donné des conseils de survie. Il grave, dans son esprit, les exactions des nazis. Il se souvient des mots que son nouvel ami aimerait dire à celle qu’il aime. Il ne veut pas que leur calvaire soit oublié et il se lance dans un projet fou et extrêmement dangereux : raconter l’histoire des déportés, en musique, et réunir les prisonniers des différents blocks, la nuit, pour chanter. Il veut survivre à Hitler, afin de faire entendre La berceuse du crématoire, ce texte déchirant d’un père à son fils. Les larmes me viennent quand je pense à ce passage. Si les rassemblements sont découverts par les nazis, les supplices seront terribles. Mais c’est aussi une question de survie…
Jean-Michel Riou indique que certains personnages du roman relèvent de la fiction, mais ce qu’ils ont subi est réel. Avec énormément de respect pour tous ceux qui ont été suppliciés dans les camps, l’auteur nous plonge dans l’enfer. Il s’est inspiré des carnets qu’Alex avait rédigés et avait nommés son « reportage poétique ». L’imagination débordante des nazis, dans le domaine des tortures, la fatigue, la faim, les coups, l’épuisement, les maladies, les expéditions punitives, les marches de la mort, etc, sont décrits. C’est un extraordinaire travail de mémoire. Je sais que je ne pourrais jamais percevoir la douleur que les prisonniers ont ressentie, pourtant j’ai eu mal physiquement, mal dans ma chair et mon cœur a pleuré. Cependant, au cœur des tenues rayées, l’espoir perce de sa lumière. Les notes s’envolent et les mots racontent pour ne pas oublier. Des paroles se moquent d’Hitler, d’autres disent l’innommable, certaines chantent l’espérance. Après la guerre, le monde n’est pas prêt à entendre la voix des déportés, mais Alex a juré de n’oublier aucune vie.
Les mouches bleues est un devoir de mémoire. Avec un immense respect, l’auteur a honoré ceux qui ont connu l’enfer des camps, en raison de leurs origines, de leur religion, de leurs convictions… J’ai, rarement, eu la sensation de lire une fiction aussi proche de la réalité. Ce sentiment est renforcé par la construction de l’histoire. Des voix entrecoupent le récit d’Alex et appuient ses propos, en les exprimant avec leur propre sensibilité. J’ai été bouleversée par ce roman, empli de souffrances, mais aussi de fraternité et d’humanité face à la barbarie des nazis, ces mouches bleues qui aiment se vautrer dans les plaies. C’est un livre indispensable que je vous recommande, de toute ma chair meurtrie, de lire.
La musique pour mémoire
L’homme méchant est comme la mouche qui ne s’intéresse qu’aux plaies - Proverbe
Alexander Kulisiewicz est un jeune musicien, amuseur et journaliste à ses heures. En 139 il a écrit l’article qui va l’envoyer au camp de concentration de Sachsenhausen jusqu’en 1945 !
La mouche bleue est celle qui va se poser sur le corps d’un déporté mort dans le wagon et sera le surnom qu’il donnera aux nazis !
Pour tenir le coup il va se concentrer sur la musique et va composer des chants sur la vie dans le camp. Petit à petit il recevra les confidences et les vœux des autres déportés qu’il mettra en musique, afin de ne rien oublier.
A la fin de la guerre, pendant son hospitalisation il va dicter des centaines de pages en plusieurs langues sur toutes les chansons qu’il a retenu et s’attachera sa vie durant à chercher des documents sur la vie dans les camps : correspondances, mémoires, poèmes, chants. Il enregistrera des disques et se produira sur les scènes internationales dans une tenue de déportation.
Ce livre est bien un roman, hautement biographique où les horreurs ne sont pas occultées mais l’importance est donnée à la musique qui fut son moteur, son oxygène et souvent sa nourriture !
Un livre qui donne à voir autrement la vie des déportés et leurs façons de combattre la barbarie !
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