En 2018, Aharon Appelfeld s’éteignait à 85 ans. Pour la première fois traduit en français, cet ouvrage édité en hébreu en 1991 raconte, dans un climat d’inquiétante étrangeté au monde, la difficulté de se libérer du traumatisme et de se forger une vie après avoir survécu à la Shoah.
Il s’appelle Erwin. Chaque année au printemps, ce cinquantenaire recommence le même parcours circulaire qui, à bord des mêmes trains, l’emmène une année durant à travers l’Autriche, des mêmes gares aux mêmes hôtels, auprès des mêmes personnes. Il a des « associés », des « collaborateurs », et même des « concurrents ». L’on finit par comprendre qu’il écume la région à la recherche des beaux objets juifs d’avant-guerre dont plus personne ne connaît la valeur et dont il tire son gagne-pain en les revendant à des connaisseurs.
Juif, il l’est lui-même, et pas si différent de ces objets perdus, vestiges sans plus de signification dans le monde sans Juifs dans lequel il se retrouve à errer sans fin. Dans ce monde, il n’a pas de place, les quelques Juifs comme lui s’y font discrets, constamment confrontés qu’ils sont aux retours de flamme d’une haine qui n’est pas morte. « J’ai constaté que les Juifs faisaient peur, et maintenant qu’ils ne sont plus, leur souvenir éveille une sorte de tressaillement enfoui. » Quatre décennies après la fin de la guerre, les gens les plus ordinaires se souviennent de leur « sensation de délivrer le monde (…) en tuant des Juifs. C'était une tâche dégoûtante, mais extrêmement nécessaire. (…) on n’en a pas laissé un seul s’échapper. (…) nous avons accompli notre devoir jusqu’au bout. »
Alors, notre homme se promène avec un revolver. Pas forcément pour se défendre, il a déjà assez à faire contre les assauts de « bile noire », cette dépression que lui et les autres survivants de la Shoah combattent en silence, sans besoin de mots pour se comprendre, tâchant de « l’enfermer à double tour » et, lorsqu’elle parvient à sortir, de « la frapper avec un gourdin jusqu'à ce qu'elle retourne dans sa cellule. » Non, il n’est d’ailleurs pas sûr de l’usage qu’il serait capable d’en faire, mais sait-on jamais, puisque le vrai motif qu’il donne à sa quête est de retrouver l’assassin de ses parents, l’ex-commandant SS Nachtigall.
« Il était évident que ma vie en ce lieu était consumée, et que, si j’avais droit à une autre vie, elle ne serait pas heureuse. » Et cet homme qui, hésitant entre mémoire et vengeance, se retrouve à errer sans fin dans un monde que personne ou presque, à part lui, ne considère comme post-apocalyptique, finira par réaliser, entre accablement et résignation, qu’il est vain d’espérer réparer l’irréparable. Pour lui, il sera toujours trop tard.
Conte étrange et hanté qui suggère sans dire, la douceur des mots masquant d’atroces abîmes, La ligne est l’un de ces livres qui n’évoquent leur sujet que par les ombres qu’il projette. Un récit en creux donc, pour raconter une vie polarisée par l’indicible dans un monde qui n’en poursuit pas moins sa course, qui plus est parfois en s’en frottant les mains, laissant les rescapés à jamais prisonniers d’un espace-temps déformés pour eux seuls. L’on comprend sans peine qu’Aharon Appelfeld ait pu autant marquer la littérature israélienne. Coup de coeur.
En 2018, Aharon Appelfeld s’éteignait à 85 ans. Pour la première fois traduit en français, cet ouvrage édité en hébreu en 1991 raconte, dans un climat d’inquiétante étrangeté au monde, la difficulté de se libérer du traumatisme et de se forger une vie après avoir survécu à la Shoah.
Il s’appelle Erwin. Chaque année au printemps, ce cinquantenaire recommence le même parcours circulaire qui, à bord des mêmes trains, l’emmène une année durant à travers l’Autriche, des mêmes gares aux mêmes hôtels, auprès des mêmes personnes. Il a des « associés », des « collaborateurs », et même des « concurrents ». L’on finit par comprendre qu’il écume la région à la recherche des beaux objets juifs d’avant-guerre dont plus personne ne connaît la valeur et dont il tire son gagne-pain en les revendant à des connaisseurs.
Juif, il l’est lui-même, et pas si différent de ces objets perdus, vestiges sans plus de signification dans le monde sans Juifs dans lequel il se retrouve à errer sans fin. Dans ce monde, il n’a pas de place, les quelques Juifs comme lui s’y font discrets, constamment confrontés qu’ils sont aux retours de flamme d’une haine qui n’est pas morte. « J’ai constaté que les Juifs faisaient peur, et maintenant qu’ils ne sont plus, leur souvenir éveille une sorte de tressaillement enfoui. » Quatre décennies après la fin de la guerre, les gens les plus ordinaires se souviennent de leur « sensation de délivrer le monde (…) en tuant des Juifs. C'était une tâche dégoûtante, mais extrêmement nécessaire. (…) on n’en a pas laissé un seul s’échapper. (…) nous avons accompli notre devoir jusqu’au bout. »
Alors, notre homme se promène avec un revolver. Pas forcément pour se défendre, il a déjà assez à faire contre les assauts de « bile noire », cette dépression que lui et les autres survivants de la Shoah combattent en silence, sans besoin de mots pour se comprendre, tâchant de « l’enfermer à double tour » et, lorsqu’elle parvient à sortir, de « la frapper avec un gourdin jusqu'à ce qu'elle retourne dans sa cellule. » Non, il n’est d’ailleurs pas sûr de l’usage qu’il serait capable d’en faire, mais sait-on jamais, puisque le vrai motif qu’il donne à sa quête est de retrouver l’assassin de ses parents, l’ex-commandant SS Nachtigall.
« Il était évident que ma vie en ce lieu était consumée, et que, si j’avais droit à une autre vie, elle ne serait pas heureuse. » Et cet homme qui, hésitant entre mémoire et vengeance, se retrouve à errer sans fin dans un monde que personne ou presque, à part lui, ne considère comme post-apocalyptique, finira par réaliser, entre accablement et résignation, qu’il est vain d’espérer réparer l’irréparable. Pour lui, il sera toujours trop tard.
Conte étrange et hanté qui suggère sans dire, la douceur des mots masquant d’atroces abîmes, La ligne est l’un de ces livres qui n’évoquent leur sujet que par les ombres qu’il projette. Un récit en creux donc, pour raconter une vie polarisée par l’indicible dans un monde qui n’en poursuit pas moins sa course, qui plus est parfois en s’en frottant les mains, laissant les rescapés à jamais prisonniers d’un espace-temps déformés pour eux seuls. L’on comprend sans peine qu’Aharon Appelfeld ait pu autant marquer la littérature israélienne. Coup de coeur.