« C’était tôt le matin. Elle vaquait à ses occupations dans la cuisine quand elle entendit inopinément un bruit de pas. Son regard se porta vers le vestibule et il se tenait là, sa valise à la main. Il était entré chez eux sans se donner la peine de frapper à la porte. Elle resta sur place, prise de court, et ne put même pas se le reprocher après coup car elle se sentait totalement vulnérable : dans un logement de location, il ne servait à rien de fermer la porte d’entrée à double tour car le propriétaire disposait d’une autre clé et elle avait constamment présent à
l’esprit que celle de son logis se trouvait dans la poche d’un homme qui ne lui était rien ».
Ainsi donc, en Islande, on peut être soi-même locataire de sa maison et avoir un locataire sans le savoir ??? Diantre, drôle de pays !!!
Ce monsieur s’installe dans l’intimité du couple qu’elle forme avec Pétur sans plus de façon, faisant sien le canapé du salon qu’il transporte dans le vestibule, modifiant les ondes radiophoniques selon ses goûts. Quel sans-gêne !!! Petit à petit, le couple fera contre mauvaise fortune bon cœur. C’est qu’il est très gentil ce locataire, ne fait pas de bruit, ne demande rien...
La vie pourrait aller ainsi s’il n’y avait cette maison qu’ils font construire en bordure de mer. Mais voilà, Pétur a privilégié les extérieurs, engageant de gros travaux et, de ce fait, tout l’argent disponible. L’intérieur n’étant pas viable, ils ne peuvent emménager. Une guerre insidieuse s’installe dans le couple. Mais, Méphisto est dans les murs et sort de sa valise une quantité de liasses de billets que le couple acceptera sans trop hésiter. Ainsi ils pourront emménager dans leur « çam’suffit » ; avec le locataire, bien entendu.
J’ai lu ce livre en me demandant quel était ce locataire, un Méphisto, une chimère ???
Les éclaircissements sont arrivés avec la lecture de la postface qui a éclairé la note de l’éditeur. Non, ce n’est pas Méphisto, quoique !!! Ce livre est à lire au second degré du début à la fin et j’ai l’ai relu dans ma tête une bonne partie de la nuit.
Plusieurs images fortes :
Pétur tête goulument les seins de sa femme gorgés de lait alors qu’il n’est aucunement fait mention d’un bébé. Oh, la belle métaphore de la femme nourricière, de l’homme se repaissant du suc de la femme. Tout à son propre plaisir, il ne se soucie aucunement de celui de sa femme qui sera obligée de vider elle-même l’autre sein pendant que l’Homme, repu, dort comme un bébé. « Il éprouvait une telle sécurité et une telle insouciance qu’il n‘ouvrait même pas les yeux et elle fut prise d’une rage soudaine : quel droit avait-il à tout cela ? Et en plus, il ne vidait que l’un des seins ! Il lui faudrait maintenant vider l’autre elle-même si elle ne voulait pas le voir s’engorger. Qu’est-ce qu’il avait à demander plus qu’il ne pouvait engloutir ! »
La femme dans sa cuisine, l’homme au salon…. Un refrain que l’on connait également chez nous. Ce livre a été écrit en 1969 !
« La cuisine de la nouvelle maison avait été peinte en vert sur le conseil du spécialiste. On envisageait, avait-il dit, de peindre toutes les cuisines du pays pour qu’un calme accru gagne les femmes à leurs fourneaux, mais il paraissait juste que les couvercles soient rouges pour qu’elles ne s’endorment pas tout à fait. »
La peur du qu’en-dira-t-on. Elle avait ajouté cette phrase sur l’insécurité, ouvrant du même coup à ces gens une vue plongeante sur ses conditions de vie.
La jambe gauche de l’un et la jambe droite de l’autre des hommes diminuent à vue d’œil. Bientôt pour marcher, ils doivent se tenir enlacés. L’union des deux pays frères qui l’un sans l’autre ne peuvent avancer, mais qui sont quand même brinquebalants… « Et son esprit se tournait déjà vers les corvées domestiques lorsqu’elle suit le locataire des yeux à sa sortie du salon. Il boitait lui aussi. L’une de ses jambes, la gauche, avait raccourci également, même plus que celle de Pétur, semblait-il ».
Un inconnu rôde sur LEUR grève jusqu’au jour où il sonnera à la porte. Un tuteur s’en allant, un autre veut la place (l’inconnu sur la grève) ? « Elle vit seulement qu’il avait les cheveux foncés, presque noirs et son allure générale avait quelque chose d’étranger qu’elle ne pouvait préciser à cette distance »
Le locataire richissime est l’Amérique qui annexe et colonise l’île placée stratégiquement. L’OTAN installe une base militaire en 1951 et les soldats ne partiront qu’en 2006.
Alors, je comprends que ce locataire propose de l’argent sans conditions de remboursement !
Les extérieurs faits avant l’agencement intérieur, n’est-ce pas également le souhait de montrer un pays agréable à visiter sans trop se soucier de l’économie intérieure, le locataire y pourvoira ! Svava Jakobsdottir a eu une prémonition vu la banqueroute des deux plus importantes banques islandaise !
La maison, ce désir de propriété, de pouvoir fermer sa porte, se sentir en sécurité, être certain que personne d’autre n’a de clé. Désir d’autonomie, de grandeur sociale de l’Islande avec l’aide du grand frère (tuteur ?) américain. Mais il faut toujours se libérer d’une tutelle ou d’un grand frère pour être adulte. Ce que fait l’Islande maintenant http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2012-10-18-Islande Quel chemin parcouru, surtout depuis la crise de 2008 !
Ce livre est un véritable pamphlet sur l’état de l’Islande en 1969 dont je vous recommande la lecture. Un petit livre que l’on doit apprivoiser, mais alors là, une vraie découverte.
un locataire bien particulier
Un locataire qui s'installe chez vous, en soi cela n'a rien d'extraordinaire. Mais quand celui-ci commence à déplacer vos meubles, prendre possession de votre vestibule et de votre cher canapé, on se dit que forcément cela cache quelque chose. C'est par cette métaphore que Svava Jakobsdóttir dénonce, en 1969, l'implantation militaire américaine en Islande ainsi que le péril atomique qui menace. Une Islande encore traditionaliste qui voit peu à peu, sous l'influence de cette toute puissante Amérique, poindre l'aube de la modernisation. Ainsi que l'héroïne cantonnée jusqu'ici dans sa cuisine et ses devoirs domestiques, acquiert une nouvelle force.
« Il fallait maintenant donner suite à ce premier temps. La démarche lui était totalement inconnue et il lui fallait progresser prudemment, à tâtons. Cette démarche demandait du courage ; le terrain sur lequel elle avançait ne devait percevoir aucune faiblesse de sa part. C'est pourquoi elle écarta les deux hommes du canapé comme si le meuble n'était qu'un élément sans importance dans cette affaire » (page 84).
A travers cette femme, c'est l'émancipation féminine mais également celle de son pays que réclame cette auteure engagée, prônant la résistance de son Islande qui perd lentement de sa liberté en contrepartie de la générosité et des dividendes étrangers.
« Les paroles de Pétur l'avaient touchée au vif, elles l'avaient désignée comme n'étant pas libre. Et maintenant c'était la honte qui l'empêchait de quitter l'abri du rideau pour regarder dans les yeux l'homme sur la grève. Sous la surface imposante et libérale se cachait donc encore le souvenir de l'assujettissement comme un abcès qui une fois percé, répandait le poison de l'humiliation dans les veines. le passé s'était incrusté, il se propageait vers la peau et engloutissait tout ce qui avait été gagné. Elle s'appuya au mur et quand elle sentit la fraicheur de ce contact intime avec la pierre, un autre souvenir, plus récent, surgit dans son esprit : elle pouvait résister. Elle possédait une force que nul passé ne pouvait vaincre. Qu'importait ce que cet homme pouvait penser ou ce qu'on lui avait dit ? Ce type insignifiant sur la grève ? Il lui suffisait à elle de savoir qu'elle était libre et Pétur et le locataire avaient raison de ne prendre aucun risque. Mieux vaut être seul à se savoir libre et conserver sa liberté que se hasarder à la mettre en pratique vis-à-vis des autres » (page 98).
Un petit texte surprenant, aux idées fortes et porté par une écriture tout en douceur et en finesse qui décrit un quotidien morne, répétitif et mécanique où le rêve n'a guère sa place, si ce n'est le temps éphémère d'une cigarette fumée en écoutant la radio et en pensant à cette maison neuve qui l'attend patiemment en bordure de mer. La seconde histoire traite une autre facette du féminisme : le sacrifice maternelle pour l'éducation des enfants, l'altruisme d'une femme qui pour satisfaire la curiosité intellectuelle de ses enfants renonce tour à tour à un orteil puis à son cerveau avant de finalement… mais pour savoir il faut la lire. Comme souvent dans la littérature nordique, l'humour et le cynisme sont omniprésent, souvent poussé à l'extrême, mais cela fonctionne. Encore une bonne découverte. Mon deuxième ouvrage de la maison d'édition Tusitala, maison qui a pour but de mettre en avant des œuvres non encore traduite à ce jour, et certainement pas le dernier.