J'aime beaucoup l'univers d'Amélie Nothomb, et l'ensemble des romans réunis dans cette intégrale tout particulièrement. La métaphysique des tubes est une « ego-théogonie » où elle décrit l'enfance d'une petite fille (de 0 à 3 ans), avec un humour complètement décalé, en la glissant dans la peau d'un Dieu, muet et immobile, aux grands yeux scrutateurs, le côté grandiloquent et pompeux du début n'est pas sans rappeler la Bible, mais c'est d'une plus belle écriture. A cause de son attitude contemplative, entièrement tournée vers l'ingestion de nourriture, ses parents la surnomme
« La Plante », après les pages exceptionnelles qui servent d'ouverture au livre, mon deuxième intérêt vient de son lieu de naissance : le Japon. La dégustation du chocolat y devient une expérience métaphysique, et une tentative de suicide par noyade lui ouvre un champ de réflexions profondes et perplexes à propos de la mort. Les chipoteurs diront qu'une petite fille de cet âge ne peut avoir une telle maturité, mais c'est bien tout l'intérêt de ce livre, la manière dont son personnage s'exprime se teinte parfois d'un humour noir féroce : « Nishio-san avait vraiment de belles histoires à raconter : les corps y finissaient toujours en morceaux ».
Quelle part d'autobiographie y a t-il dans ces romans ? C'est cette alchimie entre biographie rêvée et réalité qui fait tout l'intérêt de ces romans. Son écriture est agréable, racée, utilisant parfois des mots d'autant plus précieux qu'ils sont passé de mode (j'ai souvent eu recours à mon dictionnaire à la lecture d'un roman de Nothomb, au moins une fois). La phrase est limpide, on sent une recherche de l'épure, typiquement japonaise, et son auto-dérision est rafraîchissante, par exemple dans Stupeur et tremblements où elle décrit sa descente aux enfers dans une entreprise japonaise.
« Tout ce que l’on aime devient une fiction », c’est pourquoi Amélie Nothomb ne parle pas de roman concernant Ni d'ève ni d'Adam et La nostalgie heureuse. Cela apporte un éclairage différent, une émotion bien plus forte après la lecture des deux précédents. De même qu’il me paraît indispensable de voir le documentaire sur son retour au Japon (le magazine Empreintes sur France 5) en complément de cette lecture. L’émotion est grande dans les deux cas. Le film apporte des clefs à la compréhension de l’œuvre de l’auteur dans son ensemble. En la voyant, ou en l’écoutant parler, surtout lors des grandes représentations de rentrée littéraire, on peut se faire une fausse impression, se dire qu’elle s’invente des manies, que Nothomb joue un rôle, mais c’est aussi faux, elle est tout le contraire, elle se met à nue avec une honnêteté, une franchise désarmante. Dans ce documentaire et dans le récit qui en est, en quelque sorte, le palimpseste, elle se montre à ses lecteurs comme elle ne l’avait jamais fait, même dans ses romans dits «autobiographiques », et en dépit du fait qu’elle montre toujours une partie d’elle-même dans chacun de ses romans.
« Au fil du temps, je m’étais laissé envahir d’un si profond sentiment d’irréalité que j’en étais arrivée à croire avoir inventé mon passé nippon ». Et donc, malgré les larmes versées après avoir retrouvé Nishio-san, elle doute, jusqu’au moment où, lors d’une visite de son ancienne école qui, contrairement à sa maison natale, n’a pas été détruite lors du terrible tremblement de terre de Kyoto, elle s’exclame « Watashi desu ! »
(C’est moi !), la vérité éclate à ses propres yeux.
« Si on tend l’oreille, on entend la splendeur des temples, mais elle est insérée comme les bulles d’un temps autre dans la résine d’un tissu urbain délirant ».
« Aujourd’hui est indicible » : C’est ce qu’on ne voit pas dans le documentaire, son rendez-vous avec Rinri-san, ancien amour qu’elle a quitté autrefois sans jamais pouvoir l’oublier, dans ces moments de retrouvailles « tout me transforme en personnage de Tchekhov ». Ils font ensemble une promenade du souvenir puis une rencontre avec l’équipe de tournage où il fait un retour sur son expérience de Fukushima. Cette révélation du désastre, les maisons éventrées, et la vision de ces petites choses ou objets qui rappellent qu’il y a eu des gens bien vivants au moment de la catastrophe, « les restes du festin – ce que la mort n’a pas eu l’appétit de finir », nous l’avions dans un passage du film, mais le témoignage de Rinri est bouleversant d’intelligence : « Nous sommes hantés. Nous avons perdu l’insouciance. Nos existences nous pèsent ». Et Nothomb le quittant revient sur sa vie : « une succession d’adieux dont je ne sais jamais s’ils sont définitifs » et de la «solitude de l’émerveillement » lors de son voyage de retour vers Paris. Elle y fait l’expérience philosophique du Kensho : une « perception de l’imminence », elle évoque la fulgurance de cette sensation : un « commencement gigantesque qui n’en finit pas de débuter (…) ce qui est perpétuellement en train de s’ouvrir est immense (…) ». Le passage près de l’Himalaya m’a fait frémir à sa lecture, elle parle de « colosses enneigées » (…) « de nuit, j’ai l’impression de rencontrer, lors d’une
expédition de plongée sous-marine, une famille de baleines bleues, nobles et immobiles, dans ces ténèbres imparfaits des fonds pénultièmes qui permettent d’y voir tellement mieux que les horribles éclairages des hommes ».
Pourquoi j’aime autant lire Amélie Nothomb ? Pour tous ces petits traits de caractère, défauts, manies, angoisses, dont elle parle, en toute franchise ou sous le masque d’un personnage, même si il est parfois monstrueux. Elle y fait référence en parlant des changements de masques dans le théâtre Nô. Parce peut-être, comme nombre de ses lecteurs, je m’y reconnais un peu moi-même : Boire du thé tôt le matin, l’anorexie, le mutisme dans sa petite enfance, le retard, dont elle parle comme d’un « crime inexpiable », un souvenir d’enfance en retrouvant un simple caniveau : « Moi qui ai tant joué au poisson ou au bateau le long de son parcours, je me rappelle ce sentiment mythologique d’atteindre la frontière du monde qui coïncide avec la vaste bouche des égouts, la gueule ouverte du néant ». Et elle cite aussi Flaubert : « La bêtise, c’est de conclure », et concernant ce livre ma critique restera sans fin, et mon plaisir à lire Nothomb toujours sans faim.
Le Japon d'Amélie Nothomb
J'aime beaucoup l'univers d'Amélie Nothomb, et l'ensemble des romans réunis dans cette intégrale tout particulièrement. La métaphysique des tubes est une « ego-théogonie » où elle décrit l'enfance d'une petite fille (de 0 à 3 ans), avec un humour complètement décalé, en la glissant dans la peau d'un Dieu, muet et immobile, aux grands yeux scrutateurs, le côté grandiloquent et pompeux du début n'est pas sans rappeler la Bible, mais c'est d'une plus belle écriture. A cause de son attitude contemplative, entièrement tournée vers l'ingestion de nourriture, ses parents la surnomme « La Plante », après les pages exceptionnelles qui servent d'ouverture au livre, mon deuxième intérêt vient de son lieu de naissance : le Japon. La dégustation du chocolat y devient une expérience métaphysique, et une tentative de suicide par noyade lui ouvre un champ de réflexions profondes et perplexes à propos de la mort. Les chipoteurs diront qu'une petite fille de cet âge ne peut avoir une telle maturité, mais c'est bien tout l'intérêt de ce livre, la manière dont son personnage s'exprime se teinte parfois d'un humour noir féroce : « Nishio-san avait vraiment de belles histoires à raconter : les corps y finissaient toujours en morceaux ».
Quelle part d'autobiographie y a t-il dans ces romans ? C'est cette alchimie entre biographie rêvée et réalité qui fait tout l'intérêt de ces romans. Son écriture est agréable, racée, utilisant parfois des mots d'autant plus précieux qu'ils sont passé de mode (j'ai souvent eu recours à mon dictionnaire à la lecture d'un roman de Nothomb, au moins une fois). La phrase est limpide, on sent une recherche de l'épure, typiquement japonaise, et son auto-dérision est rafraîchissante, par exemple dans Stupeur et tremblements où elle décrit sa descente aux enfers dans une entreprise japonaise.
« Tout ce que l’on aime devient une fiction », c’est pourquoi Amélie Nothomb ne parle pas de roman concernant Ni d'ève ni d'Adam et La nostalgie heureuse. Cela apporte un éclairage différent, une émotion bien plus forte après la lecture des deux précédents. De même qu’il me paraît indispensable de voir le documentaire sur son retour au Japon (le magazine Empreintes sur France 5) en complément de cette lecture. L’émotion est grande dans les deux cas. Le film apporte des clefs à la compréhension de l’œuvre de l’auteur dans son ensemble. En la voyant, ou en l’écoutant parler, surtout lors des grandes représentations de rentrée littéraire, on peut se faire une fausse impression, se dire qu’elle s’invente des manies, que Nothomb joue un rôle, mais c’est aussi faux, elle est tout le contraire, elle se met à nue avec une honnêteté, une franchise désarmante. Dans ce documentaire et dans le récit qui en est, en quelque sorte, le palimpseste, elle se montre à ses lecteurs comme elle ne l’avait jamais fait, même dans ses romans dits «autobiographiques », et en dépit du fait qu’elle montre toujours une partie d’elle-même dans chacun de ses romans.
« Au fil du temps, je m’étais laissé envahir d’un si profond sentiment d’irréalité que j’en étais arrivée à croire avoir inventé mon passé nippon ». Et donc, malgré les larmes versées après avoir retrouvé Nishio-san, elle doute, jusqu’au moment où, lors d’une visite de son ancienne école qui, contrairement à sa maison natale, n’a pas été détruite lors du terrible tremblement de terre de Kyoto, elle s’exclame « Watashi desu ! »
(C’est moi !), la vérité éclate à ses propres yeux.
« Si on tend l’oreille, on entend la splendeur des temples, mais elle est insérée comme les bulles d’un temps autre dans la résine d’un tissu urbain délirant ».
« Aujourd’hui est indicible » : C’est ce qu’on ne voit pas dans le documentaire, son rendez-vous avec Rinri-san, ancien amour qu’elle a quitté autrefois sans jamais pouvoir l’oublier, dans ces moments de retrouvailles « tout me transforme en personnage de Tchekhov ». Ils font ensemble une promenade du souvenir puis une rencontre avec l’équipe de tournage où il fait un retour sur son expérience de Fukushima. Cette révélation du désastre, les maisons éventrées, et la vision de ces petites choses ou objets qui rappellent qu’il y a eu des gens bien vivants au moment de la catastrophe, « les restes du festin – ce que la mort n’a pas eu l’appétit de finir », nous l’avions dans un passage du film, mais le témoignage de Rinri est bouleversant d’intelligence : « Nous sommes hantés. Nous avons perdu l’insouciance. Nos existences nous pèsent ». Et Nothomb le quittant revient sur sa vie : « une succession d’adieux dont je ne sais jamais s’ils sont définitifs » et de la «solitude de l’émerveillement » lors de son voyage de retour vers Paris. Elle y fait l’expérience philosophique du Kensho : une « perception de l’imminence », elle évoque la fulgurance de cette sensation : un « commencement gigantesque qui n’en finit pas de débuter (…) ce qui est perpétuellement en train de s’ouvrir est immense (…) ». Le passage près de l’Himalaya m’a fait frémir à sa lecture, elle parle de « colosses enneigées » (…) « de nuit, j’ai l’impression de rencontrer, lors d’une
expédition de plongée sous-marine, une famille de baleines bleues, nobles et immobiles, dans ces ténèbres imparfaits des fonds pénultièmes qui permettent d’y voir tellement mieux que les horribles éclairages des hommes ».
Pourquoi j’aime autant lire Amélie Nothomb ? Pour tous ces petits traits de caractère, défauts, manies, angoisses, dont elle parle, en toute franchise ou sous le masque d’un personnage, même si il est parfois monstrueux. Elle y fait référence en parlant des changements de masques dans le théâtre Nô. Parce peut-être, comme nombre de ses lecteurs, je m’y reconnais un peu moi-même : Boire du thé tôt le matin, l’anorexie, le mutisme dans sa petite enfance, le retard, dont elle parle comme d’un « crime inexpiable », un souvenir d’enfance en retrouvant un simple caniveau : « Moi qui ai tant joué au poisson ou au bateau le long de son parcours, je me rappelle ce sentiment mythologique d’atteindre la frontière du monde qui coïncide avec la vaste bouche des égouts, la gueule ouverte du néant ». Et elle cite aussi Flaubert : « La bêtise, c’est de conclure », et concernant ce livre ma critique restera sans fin, et mon plaisir à lire Nothomb toujours sans faim.