Grégoire Bouillier n’a jamais pu oublier ce fait divers entendu à la radio en 1985 : on avait découvert, chez elle, dix mois après sa mort, le cadavre d’une femme qui s’était laissée mourir de faim en tenant le journal de son agonie. Aussi, lorsque le hasard d’une rencontre, trente-trois ans plus tard, fait ressurgir cette histoire dans sa vie, le voilà qui, plus que jamais intrigué par ce suicide si particulier et, surtout, par cette étrange application à en décrire chaque étape, s’adjoint deux doubles de fiction, le détective privé Baltimore et sa pétulante assistante
Penny, pour tenter de retracer le parcours de celle dont on a juste retenu qu’elle fut mannequin dans les années cinquante, avant d’attribuer sa mort à un scandaleux drame de la solitude.
A vrai dire, les traces laissées par Marcelle Pichon sont des plus ténues et, faute d’éléments franchement tangibles, l’auteur qui, lui, nous ouvre les carnets, non pas de quarante-cinq jours d’agonie, mais de plus de trois ans d’enquête, opère par larges cercles concentriques, rassemblant les maigres indices, imaginant, à partir de ce qu’il reconstitue de leur contexte et de la généalogie de la famille, ce qu’ont pu être l’enfance de Marcelle à Paris dans les années vingt et sa jeunesse pendant l’Occupation, faisant feu de tout bois, de l’exploration d’archives en tout genre à l’enquête de terrain, de vieilles photographies à la morphopsychologie, de références littéraires et cinématographiques à l’astrologie et au tarot divinatoire, pour former mille hypothèses sur sa personnalité.
Relatée en près de mille pages avec autant de verve que d’humour, c’est bientôt cette quête, immense, minutieuse, obsessionnelle, qui devient le vrai sujet du roman et, de manière de plus en plus évidente, le bac révélateur où se dévoile lentement, telle une photographie argentique, une part très personnelle de l’auteur. « On ne se doute pas de ce que font les livres à ceux qui les écrivent. » Et, avant de les avoir achevés, les auteurs ne savent sans doute pas non plus toujours pourquoi ils les écrivent, d’où leur vient cette obsession à creuser follement certains sujets. « Depuis le début, il ne s’agissait que d’une chose : transformer l’impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d’écrire sur elle. » Un désir au final révélateur de mystères enfouis au plus profond de l’intimité de Grégoire Bouillier.
« Récit absolument subjectif » d’une « enquête absolument scrupuleuse », chasse au trésor qui en cache un autre, miroir de moins en moins embué des propres obsessions de l’auteur, ce livre, aussi épais que riche et passionnant, est autant l’exploration intelligente et inventive d’un mystérieux fait divers que de ce que ses échos chez l’auteur révèlent de lui-même et à lui-même. Le tout s’assortissant d’une composition habile et rythmée, agréablement pimentée d’un humour savoureux, c’est le coup de coeur assuré pour ce roman dont, après tant de pages, l’on regrette pourtant d’en être déjà parvenu à la dernière.
Le coeur ne cède pas
Après avoir dévoré les presque 2000 pages du Dossier M, quelle ne fut pas ma joie d'apprendre que Grégoire Bouillier avait récidivé avec Le cœur ne cède pas - "seulement" 912 pages, malheureusement. Quel plaisir de se promener dans les méandres de la pensée arborescente de l'auteur, de s'y perdre, de se laisser surprendre et dérouter.
Comment parler des livres de Grégoire Bouillier ? Un art consommé de la digression, qui va pourtant droit au but, touche droit au cœur. Une érudition jamais pesante. Un humour ravageur. Dans Le cœur ne cède pas, à partir d'un fait divers macabre et fou, Bouillier nous entraîne dans une entreprise elle aussi un peu folle, un tantinet obsessionnelle, mêlant l'autobiographie à la biographie, brouillant les pistes entre réalité et fiction en se jouant de tous les codes avec un enthousiasme presque enfantin, et en même temps un talent qui tient du génie.
Si je ne devais retenir qu'un livre de cette rentrée littéraire, ce serait assurément celui-ci.