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XXIe siècle
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lyon
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Lausanne
La vie est semblable à un long voyage en train, avec ses arrêts, ces personnages que l'on croise sans vraiment les connaître, ces choses que l'on voit rapidement au travers d'une vitre comme des instants de mémoire qui remontent à la surface.
Margarita prend le train pour rejoindre Lausanne et cet environnement lui permet de se revivre des instants marquants, comme sa jeunesse mais surtout sa vie de couple.
Son mari, Jésus, à eu une liaison pendant plusieurs années avec une amie violoniste, Suzanne, qu'elle lui avait présentée. Bafouée, humiliée, elle se souvient.
L'auteur
parle de ces sentiments féminins avec une grande justesse.
" Je crois que les gens nomment cette ignorance, ce vide et cette détresse, jalousie. Ce qu'on ne peut partager, ce qui nous est barré, ce qui nous est interdit. On nous laisse à la porte du temple comme des mendiants. Le temple dont l'autel nous était autrefois dédié."
" J'avais le corps empli de morceaux de verre. De petits éclats allaient et venaient dans mes veines et, soudainement, n'importe où dans mon corps, provoquaient une petite hémorragie, la douleur inattendue d'une coupure nette, fulgurante. Un battement de paupières, une pensée qui surgit, et ces objets cuisants se mettaient en mouvement."
Toutefois, la détresse de Margarita n'est pas étouffante car l'auteur alterne son récit avec des descriptions des personnes du train ( qui étrangement ont une petite ressemblance avec les personnages de la vie de Margarita) et insère aussi les "dommages collatéraux" de cet adultère.
De cette façon, je ne me suis apitoyée sur aucun personnage, car chacun reste digne. Margarita, qui se juge moins belle et moins intelligente que Suzanne, veut à tout prix sauver son couple, retrouver celui qu'elle a choisi pour construire une vie paisible. Elle patiente, triste (larmes et résignation), amère ( méchantes pensées envers certaines personnes, comparaison avec Hiroshima ou les camps en Ukraine, à priori envers passagers du train) mais forte.
Jésus semble perdu dans cette passion adultère et Suzanne est la figure frêle et intouchable.
"celui qui trompe l'autre n'est pas toujours celui qui aime le moins."
J'ai beaucoup aimé la façon dont l'auteur a traité ce thème avec beaucoup de sensibilité. Raconter cette histoire pendant un voyage en train est une belle analogie avec le fil de la vie. Margarita est à bord de ce train, de sa vie qu'elle à choisi, sur ces rails qui la mène au bout de son histoire, avec ces personnages qui s'installent dans son wagon. Faut-il sauter du train quand un passager vous importune, doit-on s'arrêter à la prochaine gare et rester sur le quai ou aller au bout de son voyage.
" Ces miettes de gâteau éparpillées autour des assiettes après une fête sont les nôtres. Ces miettes, ne l'oublie pas, sont aussi du gâteau."
le temps d'un voyage
C'est un cri de souffrance que ce roman. J'ai tout de suite pensé au Cri de Munch, cette sensation de l'homme qui se débat dans son propre corps, contamine le paysage par sa pensée: "Les ombres couleur cerise, quelques éclats d'or flottant sur un ton sombre, la nuit faite d'un délicat vert émeraude, de rouges traversés de bleu". Une apparente plénitude et un terrible tourment interne. La vie comme un train, filant en suivant les rails vers une destination inconnue et pourtant prédestinée. L'effondrement d'une femme qui donne le change au reste du monde mais s'étiole, s'éteint , se noie. Ne pas parler avec son époux Jésùs de cette trahison qui la ronge pour ne pas lui donner corps, c'est ce qui lui a permis de survivre.
Antonio Soler réussit ici le tour de force de nous faire partager les pensées d'une femme, de retranscrire le mal qui la ronge dans les moindres parcelles de son corps. Décrire un état d'âme n'est pas chose facile car cela relève du quotidien et pourrait être ennuyeux. Ici il n'en est rien et l'analogie entre l'avancée du train et le défilement de sa vie y est sans doute pour beaucoup. Le lecteur prend plaisir à retrouver des sensations vécues lors d'un trajet où la promiscuité crée une sorte d'intimité passagère entre les voyageurs mais où chacun reste dans sa bulle. Le paysage qui défile, les arrêts comme autant de pauses dans une vie, tout contribue à faire entrer le lecteur dans la vie de Margarita et l'on souffre avec elle, plaignant cet homme qu'elle a épousé et qui ne semble être qu'un pantin, lâche et sans caractère, haissant et admirant son amie Suzanne, priant "la sainte lâcheté de " son homme. On l'admire pour son courage et on la plaint en même temps d'avoir supporté tout cela sans partir, sans tout quitter. On regrette son immobilité tout en la comprenant.
C'est aussi un roman sur les femmes . Margarita est au coeur du récit et cristallise toutes les femmes qu'elle a connues : sa mère, distante, critique; la mère de Jésùs qui ,dans un acte de revanche, a osé prénommer son fils Jésùs alors que son époux "communiste inflexible et anticlérical" s'y opposait, Suzanne, la femme double dont on pourrait aussi raconter les souffrances et qui a attendu que jésùs quitte sa femme avant de comprendre qu'il ne le ferait jamais, les amies de Margarita, autant de femmes qui gravitent autour d'elle et dont les vies sont faites de déceptions, d'espoirs.
Les interruptions de la pensée pour aller vers un passager, un paysage, une parole entendue, donnent un rythme au récit . La somnolence, le contrôleur, les tunnels, créent des rebondissements, des ponts dans le déroulement de son film, de nouvelles voies qu'emprunte le train de sa vie. On découvre alors qu'elle a finalement évolué, qu'elle a enduré cette trahison toutes ces années où a duré l'adultère mais que cela a fait d'elle une autre femme. L'air de rien, elle a été le témoin d'une relation qui n'était pas la sienne et l'a vue s'éteindre.