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Sitôt prononcé le mot "harem", surgissent des images de femmes lascives, cloîtrées dans la pénombre en attente du bon vouloir du prince. C'est aussi l'expression exemplaire du gouvernement de sultans réputés exercer leur pouvoir sous l'emprise de pulsions quasi pathologiques. Ces poncifs, que l'on pourrait croire éculés, entrent aujourd'hui encore en résonance avec la conception d'un monde islamique figé et politiquement inepte, fatalement voué au despotisme et à l'oppression des femmes.
Jocelyne Dakhlia entreprend dans cet ouvrage une archéologie de ces motifs à partir de l'histoire du Maroc, de la fin du Moyen Age au XXe siècle. Il s'agit ici de mobiliser à nouveaux frais l'ensemble de la documentation disponible, tant picturale que textuelle, afin de procéder à une histoire fine du genre et du politique en Islam, de remettre en mouvement des logiques historiques là où l'historiographie se faisait plus sommairement culturaliste.
Ce premier tome explore les textes fondateurs des théories politiques, traités antiques sur les arts de gouverner ou miroirs des princes, qui dessinent les principes premiers de la nature du pouvoir et des acceptions du genre en son sein, tant du point de vue des gouvernants que des sujets. On y découvre également un Maroc médiéval dans lequel les gynécées apparaissent comme des espaces ouverts et fluides, solidaires de la puissance incertaine du monarque, lieux d'un pouvoir toujours à négocier et d'équilibre instable.
L'arrivée des conquérants hispaniques, les affrontements brutaux ou les relations ordinaires parfois apaisées qui en découlent, suscitent des modalités nouvelles d'un monde évidemment bouleversé mais loin de produire pour l'heure un exotisme radical. Au long de l'àge moderne, l'"Empire de Maroc" déploie une puissance conquérante accompagnée de relations avec les mondes méditerranéens, européens, sahariens, atlantiques ou orientaux de plus en plus poussées.
L'Europe notamment - et pas seulement l'Europe méridionale - jette un regard à la fois fasciné et horrifié sur le pays, produisant progressivement le stéréotype du sultan autocrate, tyrannique et sanguinaire, cependant que l'absolutisme gagne les cours occidentales. Les sérails entrent en force dans la littérature analytique de la période, tandis que les femmes, épouses ou mères de sultans ou de prétendants au trône, occupent une place manifeste grandissante dans les tractations politiques de ce temps.
L'africanisation "noire" du "Maure" et la détestation croissante du pirate barbaresque barbarisent résolument cet univers, au moment même où se propagent des effets radicaux de racialisation concomitants au développement de l'esclavage. C'est au XIXe siècle que l'on doit l'invention de la notion de "harem", inusitée auparavant. Elle accompagne à cette période l'orientalisation croissante du Maroc, cet extrême Occident...
L'orientalisme produit alors à plein ses effets, puissamment insufflé par Delacroix notamment, jusqu'à figer l'image du pays dans un passé immuable. Avec le basculement des entreprises impérialistes vers une thématique de la "civilisation", un glissement inédit s'impose. A l'idée d'un despotisme des sultans succède celle d'un despotisme de la société tout entière, dont l'emprise autoritaire s'exercerait désormais sur toutes les femmes.
Le Maroc se voit alors doté d'une charge érotique trouble, devenant un espace hyper-sexualisé et ambigu dont le harem est littéralement l'incarnation : à la fois haut lieu d'un tourisme lubrique et emblème de l'oppression générale. En conséquence, la libération des femmes, étrangement, devient argument d'émancipation en faveur de la colonisation ; les mouvements de décolonisation, symétriquement et à leur tour, en font un objet déterminant de leur attention, mais en se focalisant sur la figure des femmes transgressives ou remarquables, au détriment de contextes plus ordinaires - ici remis en pleine lumière.
Avec ce troisième tome de Harems et sultans se clôt une enquête au long cours dont les tours et détours, constitutifs d'une histoire dynamique, jamais statique ni figée, mettent à mal de profondes idées reçues et obligent à une réévaluation salutaire de l'histoire du monde islamique.