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"Valeurs" : jamais ce terme n'a été aussi fréquemment invoqué, alors même qu'il est peu ou mal défini. Plutôt que de contourner ou de disqualifier la question, Nathalie Heinich l'aborde avec sérieux, au moyen des outils des sciences sociales, en adoptant une approche descriptive, compréhensive et résolument neutre. Elle montre ainsi que les valeurs ne sont ni des réalités ni des illusions, mais des représentations collectives cohérentes et agissantes.
Contrairement à la philosophie morale, qui prétend dire ce que seraient de "vraies" valeurs, la "sociologie axiologique" s'attache à ce que sont les valeurs pour les acteurs : comment ils évaluent, opinent, pétitionnent, expertisent ; comment ils attribuent de "la" valeur, en un premier sens, par le prix, le jugement ou l'attachement ; comment les différents objets valorisés (choses, personnes, actions, états du monde) deviennent des "valeurs" en un deuxième sens (la paix, le travail, la famille) ; et comment ces processus d'attribution de valeur reposent sur des "valeurs" en un troisième sens, c'est-à-dire des principes largement partagés (la vérité, la bonté, la beauté), mais diversement mis en oeuvre en fonction des sujets qui évaluent, des objets évalués et des contextes de l'évaluation.
L'analyse pragmatique des jugements produits en situation réelle de controverse, de différend impossible à clore, tels les débats sur la corrida, permet à l'auteur de mettre en évidence la culture des valeurs que partagent les membres d'une même société. On découvre ainsi que, contrairement à quelques idées reçues, l'opinion n'est pas réductible à l'opinion publique, pas plus que la valeur ne l'est au prix, ni les valeurs à la morale ; que les valeurs ne sont ni de droite ni de gauche ; et qu'elles ne sont ni des entités métaphysiques existant "en soi", ni des constructions arbitraires ou des dissimulations d'intérêts cachés.
RECOMMANDÉ PAR CULTURE-CHRONIQUE
Depuis des années la réflexion sociologique de Nathalie Heinich irrigue les sciences humaines d’analyses renouvelées sur l’art contemporain, le statut de l’artiste, la reconnaissance littéraire où encore l’identité féminine. Son oeuvre, à travers une alternance d’ouvrages de recherche et essais, Nathalie Heinich nous propose une pensée féconde et éclairante où la question des valeurs est première. Prolongeant le travail de Pierre Bourdieu tout en prenant certaines distances avec son maître - dont elle a su, soi dit en passant, interroger avec beaucoup d’intelligence sociologique dans “Pourquoi Bourdieu” le statut d’ousider que ce dernier faisait de lui-même - Heinich revient avec “Des valeurs” sur le point nodal de son travail et de son oeuvre.
Le projet d’Heinich est inédit tant par rapport à la tradition philosophique qu’à la tradition sociologique car elle fait appel à deux niveaux d’énonciation : normatif et constatif mais aussi analytico-descriptif . Si la “valeur” est bien l’objet d’étude, c’est dans la discipline de la sociologie que s’inscrit ce projet. Comme le formule la chercheuse : “Quels que soient les matériaux utilisés (corpus littéraires ou archives historiques, articles de presse, entretiens, observations, questionnaires statistiques), l’important est que l’on exerce pas une activité intellectuelle uniquement spéculative , comme dans le cas de la philosophie, mais que l’on raisonne à partir de l’expérience effective.” Travailler sur “le rapport aux valeurs” exigera aussi de se détacher de la philosophie morale qui prétendrait énoncer ce que seraient les vraies valeurs.
En disciple de Max Weber Nathalie Heinich nous propose une approche plutôt désenchanteuse mais le rôle du sociologue n’est-il pas de nous arracher à une métaphysique qui ne dit pas son nom au profit d’un accord raisonné entre les humains. Le lecteur est invité à se plonger dans l’étude de l’activité normative ou axiologique autour de la question de la production du jugement de valeur, il pourra ainsi comprendre à quelles règles sociales dans ce domaine obéissent les humains. Dans une première partie Nathalie Heinich définit ce qu’est exactement un jugement de valeur à travers les diverses modalités de l’opinion, dans la partie 2 est consacrée aux trois sens du mot valeur - la grandeur, le bien, le principe - enfin la troisième partie traite des valeurs en tant que principe de jugement et permet de dégager une “grammaire axiologique” commune. Un ouvrage indispensable dans son domaine.
Archibald PLOOM (CULTURE-CHRONIQUE)