La douleur porte un costume de plumes est le premier roman de Max Porter, auteur et éditeur anglais, il est publié en France par les éditions du Seuil.
_ Maman est morte.
Oui, mais. Le roman du deuil maternel, on connaît plutôt bien : depuis Camus depuis Cohen depuis Ernaux depuis, plus proche de nous, le poétique, le magique Maintenant qu’il fait tout le temps nuit sur toi de Mathias Malzieu (Flammarion, 2005) et le solaire Ça aussi, ça passera de la non moins solaire Milena Busquets (Gallimard, 2015).
Dans ce roman donc Maman est morte, oui mais pas que. C’est un double
deuil que l’on affronte, que l’on défie. Celui de la mère, celui de la femme :
Une femme meurt, mère de deux garçons.
Reste un père, sa douleur impossible, sa douleur qui ne compte pas, ne doit compter face à celle de ses enfants, eux terrassés.
Un homme, fou de chagrin, qui ne sait pas gérer l’absence – qui le saurait ? – et qui lutte et doit lutter pour préserver ce qui lui reste de famille.
Un soir , alors que tout est tranquille, que les garçons sont couchés : des coups à la porte. Papa se lève, inquiet, regarde par le judas, du noir. Et ouvre.
« Il y avait une odeur lourde de putréfaction, un doux fumet duveteux d’aliments tout juste périmés, et de mousse, et de cuir, et de levure. Des plumes entre mes doigts, dans mes yeux, dans ma bouche sous moi un hamac de plumes qui arrachait mes pieds au carrelage. Un œil de jais brillant et gros comme mon visage, qui cillait lentement dans une orbite de cuir fripé, un renflement au milieu d’un testicule taille ballon de football
CHHHHHHHHHT.
Chhhhhhhhhht. »
Corbeau fait son entrée dans la famille.
Cet oiseau démesuré, ce monstre noir, s’invite s’installe ; et ne partira pas avant que la douleur ne s’estompe. Que l’impossible douleur se dise, et s’accepte. Il prend ses quartiers, devient la nounou : des garçons, du Papa.
Doué de parole et d’ailleurs très bavard, il est grossier, vindicatif, absurde et tendre à la fois. Il est violent il est méchant, il est tout ce qu’ils ont, et remplace tout ce qu’ils n’ont plus.
La figure du Corbeau ici, est à prendre à travers toutes ses acceptions : c’est l’oiseau de malheur, le funèbre, la bête oraculaire que l’on associe aux cimetières, à la mort. L’annonciateur des mauvaises nouvelles, des menaces. Il est aussi l’escroc patenté, le voleur, le pirate. L’Europe chrétienne, au cours de l’histoire, a progressivement diabolisé le corbeau : ce nécrophage au cri rauque. Et sa réputation de charognard, encore aujourd’hui, le précède.
Il débarque donc au début de récit, et le dynamise, et le structure. Trois personnages, dans ce roman, prennent la parole à tour de rôle :
Papa / Corbeau / Les garçons.
Les fils ont une seule et même voix pour deux, une seule et même peine : qu’ils se partagent. Chaque chapitre, chaque prise de parole est un petit bijou de littérature, un petit poème en prose, une fable magnifique.
Corbeau va ainsi bousculer cette famille amputée, ces trois garçons cassés, encourageant les gamins, par des détours farfelus, à réinventer leur mère, à la retrouver à la penser, se la rappeler vivante, aimante. Et se moquant ouvertement du père, et de sa pâle figure et de sa pâle carrure face à l’événement, le pressant, le bougeant, le couvant :
« Je te donnerai de quoi occuper tes pensées, j’ai chuchoté. Il s’est réveillé et il ne m’a pas vu contre la noirceur de son trauma. »
La fonction de psychopompe : celle de guide de l’âme à travers le monde des morts, que l’on attribue parfois au corbeau, comme à d’autres animaux, s’en trouve ainsi retournée, s’en trouve ainsi détournée. Corbeau guide ici l’âme, le corps et le cœur des vivants.
Ce livre s’inscrit donc dans la parenté des deux romans précédemment cités, le Busquets et le Malzieu. Voilà trois histoires qu’il faut lire pour se sortir, pour se dépatouiller du deuil triste et larmeux, pour voir dans la mort autre chose que la mort. Et pour rire, et se souvenir toujours : de rire encore. De rester tendre.
Les derniers mots au Corbeau de Ted Hughes, poète anglais, hélas ignoré-presque chez nous en France, dont il est d’ailleurs question dans La douleur porte un masque de plumes, et qui éclairent et élucident la place de l’oiseau dans la roman, contredisant ainsi, enfin, sa triste mythologie :
« Qui est plus fort que l’espoir ? La mort.
Qui est plus fort que la volonté ? La mort.
Plus fort que l’amour ? La mort.
Plus fort que la vie ? La mort.
Mais qui est plus fort que la mort ?
Moi, évidemment. »
Extrait de Corbeau (The Crow), de Ted Hughes, éditions de la Différence, 1980.
Effrayant
"Leur mère avait disparu - elle s'était couchée dans la neige et avait dormi à en mourir (...)"
Un expérience de lecture comme on en vit peu.
Étrange, inquiétant, empli de beauté, "La Douleur porte un costume de plumes" est un petit chef d'oeuvre à vivre le temps d'une nuit.
A noter : La jolie préface d'Olivia de Lamberterie!