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Anja
« A toi de choisir quelle vie tu veux pour eux. Eux ne choisiront rien. Tes décisions auront force de loi. Ensuite, à toi de juger si tu les y contraints par la répression ou si tu leur donnes l’illusion du choix. »
Hiver 1945. Camp d’internement de Medved’ dans les montagnes des Tatras en Slovaquie. Les allemands abandonnent le camp et les prisonniers en détruisant le générateur électrique et les deux seules voies d’accès (ou de sortie). La communauté de prisonniers se retrouve donc seule, coupée du monde, à devoir en totale autarcie. « Enclave » est entre autre le récit
des premiers jours de cette nouvelle réclusion.
Point de pathos chez Carrese qui nous plonge directement dans l’âpreté de la vie de ses prisonniers, brutalement confrontés à une liberté toute relative : plus de geôliers mais une autre forme d’enfermement et de claustration naturelle sans possibilité de contacter l’extérieur.
La première journée fait ressortir les leaders « naturels » de chaque baraquement, les êtres forts de chaque groupe et semble enterrer un peu plus ceux qui n’ont pas la force de réaliser qu’ils sont passés de Charybde en Scylla : de l’exploitation par les allemands à une fausse liberté qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ne voient même pas.
La deuxième journée, avec la découverte d’un stock conséquent de nourriture, impose la mise en place d’une organisation sociale et de règles de vie commune et prépare le terrain à de futures tensions. C’est en quelque sorte la montagne qui accouche d’une souris : Dankso, qui prend naturellement la tête de la communauté, se rend brutalement compte qu’il ne peut pas instaurer une démocratie de façon naturelle mais doit procéder ad notum et mettre en place un système de surveillance, comble de l’ironie pour d’anciens prisonniers qui ne parlent et ne rêvent que de liberté.
La troisième journée sera celle de l’exacerbation des tendances de chaque groupe à travers le prisme amplificateur du bombardement du camp par l’aviation russe et la mise à mort du lieutenant allemand atteint d’un cancer en phase terminale et abandonné par le commandant du camp au moment de la fuite des troupes allemandes. La symbolique du baraquement des soldats allemands où les ex-prisonniers refusent d’aller mais dans lequel Dankso leur impose finalement de s’installer après le raid aérien est parfaite : les temps et les personnes changent mais un tortionnaire en remplace un autre, un joug en remplace un autre, comme une espèce de fatalisme dictatorial. La fin justifie-t-elle les moyens ?
Tout comme est symbolique l’usage du couple peur/haine par Dankso pour justifier ses décisions arbitraires, policières et faire passer son diktat et ses décisions pour ceux de la communauté. Et comme l’est enfin le besoin ressenti par le narrateur lors de l’évocation de la quatrième journée (qui se déroule plusieurs mois après) non pas de simplement quitter le campement libéré mais bien de s’en évader après l’instauration d’un service d’ordre, la remise en route de l’électrification des barrières, la confiscation de la liberté d’expression, les parodies de démocratie et de justice…
Carrese stigmatise les différentes attitudes de chacun des groupes ou leaders qui interagissent dans le camp faussement libéré, aucune ne trouvant vraiment grâce à ses yeux : Dankso (celui par lequel le pouvoir ne sera qu’un sombre recommencement, qui semble porter en lui les fruits de la liberté, de l’indépendance et de la démocratie et qui au nom du bien-être du groupe s’érigera petit à petit en dictateur), Milos et le docteur (les seuls vrais contre-pouvoirs à Dankso, trop vite étouffés et écrasés par la force), les italiens (éternelles têtes de turcs du camp), les bûcherons (le troupeau, la meute des suiveurs qui n’ont aucun sens du gouvernement et attendent les instructions, bêtes, serviles et brutaux), les menuisiers qui travaillent à la scierie pour fabriquer des cercueils (l’opposition « syndicale » au pouvoir qui se met en place, idéalistes mais finalement sans véritable volonté ni pouvoir et qui finit sous la coupe de Dankso ; son meneur, Pavel, est ainsi « tellement flatté par cette fourberie, [qu’il] s’est toujours imaginé être un rouage essentiel du système alors qu’il n’en était qu’un alibi dérisoire »), les femmes (pragmatiques, gardiennes du temple et garantes, malgré leur passé de prostituées, d’une certaine morale qui ne fera pas long feu et disparaitra avec la disparition de la première « meneuse »).
Je n’ai malheureusement pas assez de culture politique ni sociale pour délimiter exactement les contours de chaque groupe, son rôle et la représentation des différentes formes de gouvernement possibles qui s’affrontent mais cette « Enclave » est une bonne analyse des forces qui trouvent à s’opposer tant dans nos sociétés modernes qu’à travers la mise en situation décrite par Carrese. La morale de cette histoire réside peut-être dans la nature fondamentalement corruptrice et tentatrice du pouvoir, pervertissant les meilleures volontés. Ou bien serait-ce l’inverse : n’est-ce pas le charisme d’un homme et sa capacité à dominer les autres qui pervertit le pouvoir pour lui donner la forme qu’il souhaite ?
Enfin, l’émergence d’une figure charismatique, la stigmatisation des problèmes sur un groupe ethnique, la cristallisation de la haine et de la peur sur cette même communauté, l’explication de la source de tous les problèmes de la communauté à travers l’existence même dudit groupe, l’adhésion aveugle d’un troupeau aux idées (fausses) véhiculées par le leader… en résumé, les méthodes dont use et abuse Dankso pour assoir son pouvoir ne sont volontairement pas sans rappeler celles qui ont porté Hitler au pouvoir. Elles ne sont pas non plus sans rappeler ce qui se passe en France (et en Europe) avec la montée en puissance des nationalismes de tous bords... et pourtant ce livre date de 2009.
Philippe Carrese prouve encore avec ce roman, le deuxième que je lis de lui après « Virtuoso Ostinato », qu’on peut dire bien des choses et faire passer bien des messages avec style et talent et jusqu'à la dernière page.
Du cycle de l'histoire
« A toi de choisir quelle vie tu veux pour eux. Eux ne choisiront rien. Tes décisions auront force de loi. Ensuite, à toi de juger si tu les y contraints par la répression ou si tu leur donnes l’illusion du choix. »
Hiver 1945. Camp d’internement de Medved’ dans les montagnes des Tatras en Slovaquie. Les allemands abandonnent le camp et les prisonniers en détruisant le générateur électrique et les deux seules voies d’accès (ou de sortie). La communauté de prisonniers se retrouve donc seule, coupée du monde, à devoir en totale autarcie. « Enclave » est entre autre le récit des premiers jours de cette nouvelle réclusion.
Point de pathos chez Carrese qui nous plonge directement dans l’âpreté de la vie de ses prisonniers, brutalement confrontés à une liberté toute relative : plus de geôliers mais une autre forme d’enfermement et de claustration naturelle sans possibilité de contacter l’extérieur.
La première journée fait ressortir les leaders « naturels » de chaque baraquement, les êtres forts de chaque groupe et semble enterrer un peu plus ceux qui n’ont pas la force de réaliser qu’ils sont passés de Charybde en Scylla : de l’exploitation par les allemands à une fausse liberté qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ne voient même pas.
La deuxième journée, avec la découverte d’un stock conséquent de nourriture, impose la mise en place d’une organisation sociale et de règles de vie commune et prépare le terrain à de futures tensions. C’est en quelque sorte la montagne qui accouche d’une souris : Dankso, qui prend naturellement la tête de la communauté, se rend brutalement compte qu’il ne peut pas instaurer une démocratie de façon naturelle mais doit procéder ad notum et mettre en place un système de surveillance, comble de l’ironie pour d’anciens prisonniers qui ne parlent et ne rêvent que de liberté.
La troisième journée sera celle de l’exacerbation des tendances de chaque groupe à travers le prisme amplificateur du bombardement du camp par l’aviation russe et la mise à mort du lieutenant allemand atteint d’un cancer en phase terminale et abandonné par le commandant du camp au moment de la fuite des troupes allemandes. La symbolique du baraquement des soldats allemands où les ex-prisonniers refusent d’aller mais dans lequel Dankso leur impose finalement de s’installer après le raid aérien est parfaite : les temps et les personnes changent mais un tortionnaire en remplace un autre, un joug en remplace un autre, comme une espèce de fatalisme dictatorial. La fin justifie-t-elle les moyens ?
Tout comme est symbolique l’usage du couple peur/haine par Dankso pour justifier ses décisions arbitraires, policières et faire passer son diktat et ses décisions pour ceux de la communauté. Et comme l’est enfin le besoin ressenti par le narrateur lors de l’évocation de la quatrième journée (qui se déroule plusieurs mois après) non pas de simplement quitter le campement libéré mais bien de s’en évader après l’instauration d’un service d’ordre, la remise en route de l’électrification des barrières, la confiscation de la liberté d’expression, les parodies de démocratie et de justice…
Carrese stigmatise les différentes attitudes de chacun des groupes ou leaders qui interagissent dans le camp faussement libéré, aucune ne trouvant vraiment grâce à ses yeux : Dankso (celui par lequel le pouvoir ne sera qu’un sombre recommencement, qui semble porter en lui les fruits de la liberté, de l’indépendance et de la démocratie et qui au nom du bien-être du groupe s’érigera petit à petit en dictateur), Milos et le docteur (les seuls vrais contre-pouvoirs à Dankso, trop vite étouffés et écrasés par la force), les italiens (éternelles têtes de turcs du camp), les bûcherons (le troupeau, la meute des suiveurs qui n’ont aucun sens du gouvernement et attendent les instructions, bêtes, serviles et brutaux), les menuisiers qui travaillent à la scierie pour fabriquer des cercueils (l’opposition « syndicale » au pouvoir qui se met en place, idéalistes mais finalement sans véritable volonté ni pouvoir et qui finit sous la coupe de Dankso ; son meneur, Pavel, est ainsi « tellement flatté par cette fourberie, [qu’il] s’est toujours imaginé être un rouage essentiel du système alors qu’il n’en était qu’un alibi dérisoire »), les femmes (pragmatiques, gardiennes du temple et garantes, malgré leur passé de prostituées, d’une certaine morale qui ne fera pas long feu et disparaitra avec la disparition de la première « meneuse »).
Je n’ai malheureusement pas assez de culture politique ni sociale pour délimiter exactement les contours de chaque groupe, son rôle et la représentation des différentes formes de gouvernement possibles qui s’affrontent mais cette « Enclave » est une bonne analyse des forces qui trouvent à s’opposer tant dans nos sociétés modernes qu’à travers la mise en situation décrite par Carrese. La morale de cette histoire réside peut-être dans la nature fondamentalement corruptrice et tentatrice du pouvoir, pervertissant les meilleures volontés. Ou bien serait-ce l’inverse : n’est-ce pas le charisme d’un homme et sa capacité à dominer les autres qui pervertit le pouvoir pour lui donner la forme qu’il souhaite ?
Enfin, l’émergence d’une figure charismatique, la stigmatisation des problèmes sur un groupe ethnique, la cristallisation de la haine et de la peur sur cette même communauté, l’explication de la source de tous les problèmes de la communauté à travers l’existence même dudit groupe, l’adhésion aveugle d’un troupeau aux idées (fausses) véhiculées par le leader… en résumé, les méthodes dont use et abuse Dankso pour assoir son pouvoir ne sont volontairement pas sans rappeler celles qui ont porté Hitler au pouvoir. Elles ne sont pas non plus sans rappeler ce qui se passe en France (et en Europe) avec la montée en puissance des nationalismes de tous bords... et pourtant ce livre date de 2009.
Philippe Carrese prouve encore avec ce roman, le deuxième que je lis de lui après « Virtuoso Ostinato », qu’on peut dire bien des choses et faire passer bien des messages avec style et talent et jusqu'à la dernière page.